Les cagnottes en ligne, bien plus qu’un simple don

Après la mort de Nahel Merzouk, tué par un policier le 27 juin dernier, les cagnottes en ligne ont joué un rôle prépondérant dans le débat public. Si elles ne font en apparence que faciliter des dons, elles revêtent souvent un caractère politique. Comment comprendre cette concurrence des dons ? Décryptage.

Après la mort de Nahel à Nanterre (92) et les violences urbaines qui s’ensuivirent, des cagnottes en ligne ont pullulé. Deux d’entre elles ont particulièrement attiré l’attention : la première à destination de la famille de la jeune victime, la seconde à destination du policier mis en examen pour « homicide volontaire ». Une bien étrange compétition, comparant le montant des deux cagnottes, a alors semblé débuter : chaque palier de fonds franchi a fait l’objet d’alertes médiatiques ; certains se sont indignés de l’existence même d’une cagnotte de soutien au policier. En bref, elles ont cristallisé les tensions.

Pourtant, les cagnottes en ligne ont été créées dans le but de faciliter les dons, quels qu’en soit leur nature : sur ces plateformes internet se côtoient demandes de financement de frais médicaux ou judiciaires, projets culturels et associatifs, tout cela au milieu de cagnottes d’anniversaire ou de mariage. Au premier regard, le don porte en lui une relation d’apaisement, de bonté, de générosité désintéressée. Alors comment le don peut-il être révélateur de conflits sociétaux et d’opinion, et revêtir un rôle politique ?

Le don anonymisé

Créées dans les années 2010, les plateformes de cagnottes sur le web permettent aux individus de soutenir des projets qui leur tiennent à cœur aux quatre coins du monde. En cela, le don est facilité, et ce système permet à des projets originaux de voir le jour. Ces dons sont en apparence désintéressés, faits sans rien attendre en retour.

Dans son ouvrage Donner le temps (1991), Jacques Derrida se questionne sur la faisabilité même du don, qui est pour lui « figure de l’impossible ». Selon le philosophe, « pour qu’un don se donne, l’oubli doit être radical non seulement du côté du donataire mais d’abord, si l’on peut dire d’abord, du côté du donateur ». Il faudrait donc se contraindre à l’amnésie, faire comme si le don ne s’était jamais produit. En cela, les cagnottes en ligne seraient à même de dépasser cet impossible. Du moins, elles permettent un don anonyme et désincarné : il n’y a que notre virement bancaire qui nous rattache à notre action.

Un financement par les citoyens pour les citoyens, qui pourrait combler une lenteur procédurale de l’État – dans le cas de voitures brûlées – ou un besoin d’apaisement après une injustice, dans le cas de la cagnotte pour la famille de l’adolescent décédé. Les cagnottes pourraient enfin redonner de l’importance au don dans l’économie, qui était autrefois central au sein des sociétés primitives. Le sociologue Marcel Mauss le démontre dans son célèbre Essai sur le Don (1925), dans lequel il explore entre autres l’exemple de la Polynésie, où la pratique du potlatch, une cérémonie d’échange de dons, est répandue.

Cagnottes politiques

Or, certaines cagnottes portent en elles une dimension politique inhérente. Décider de financer un festival féministe ou une librairie spécialisée dans les questions post-coloniales ne laisse pas la place au doute. Aux États-Unis, la cagnotte de soutien à la famille de George Floyd avait, de la même façon, dépassé les 2 millions de dollars. Un record. Les plateformes sont cependant régulées, grâce à des conditions d’utilisation strictes, proscrivant l’incitation à la haine par exemple. Il n’est donc pas rare que certaines cagnottes soient supprimées.

Dans le cas de la cagnotte de soutien au policier responsable de la mort de Nahel Merzouk, et ce malgré de multiples initiatives citoyennes et politiques de la faire interdire, cela n’a pas été suffisant. Il faut dire que cette dernière n’a pas été créée par la famille de l’agent de police, mais par Jean Messiha, un homme politique d’extrême droite, autrefois soutien d’Éric Zemmour. Défendue par l’extrême droite, cette cagnotte est devenue un symbole de soutien non seulement envers l’agent de police mais aussi à son geste, que certains n’hésitent pas à justifier. Elle a rapidement dépassé le million d’euros, ce qui n’a pas été le cas de la cagnotte destinée à la famille Merzouk. Les deux appels aux dons ont été mis en concurrence, et les fonds recueillis affichés dans les médias.

Logique de rivalité

Le don revêt là une rivalité. Au lieu d’être facteurs d’apaisement, ces appels aux dons deviennent générateurs de tensions. Un caractère du don qui se retrouve dans ce qu’écrivait Marcel Mauss, qui en fait un élément essentiel du potlatch. Ainsi, « il ne manque que le thème de la rivalité, du combat, de la destruction, pour qu’il y ait potlatch ». Les chefs de clan vont même « jusqu’à la destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival ». Ils brisent « les cuivres les plus chers », les jettent « à l’eau, pour écraser, pour “aplatir” son rival ». Celui qui donne le plus ne le fait pas seulement pour « progresser soi-même, mais encore fait-on progresser sa famille sur l’échelle sociale ».

La compétition des cagnottes entre la famille de Nahel et l’agent de police semblent fonctionner de la même manière. Les paliers de dons sont finalement scrutés comme l’on scrute un sondage, ou le résultat d’un vote. À la clé, l’appel aux dons qui recueille le plus de fonds représente une puissance au sein de la société, une certaine légitimité, comme s’il représentait le positionnement politique majoritaire dans la population – alors que rien ne permet de l’affirmer. Compétition macabre, appropriée par les partis politiques, de droite comme de gauche. Reste à voir si l’affrontement auquel nous avons assisté ces derniers jours relève d’un d’un scénario unique, ou si la situation se reproduira. Dans tous les cas, cette concurrence des dons fait des heureux : les plateformes elles-mêmes, qui se frottent les mains grâce aux commissions qu’elles récoltent.