“Les Lumières radicales”, de Jonathan I. Israel

Et si le mouvement des Lumières, que l’on situe ordinairement au XVIII^e siècle, puisait ses racines dès le XVII^e siècle ? C’est la thèse de Jonathan I. Israel dans Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750). Paru pour la première fois il y a vingt ans en anglais (et cinq années plus tard en traduction française), cet ouvrage s’est imposé comme un classique pour tous ceux qui s’intéressent à cette période cruciale de notre histoire, sur le plan philosophique comme sur le plan sociopolitique. Il paraît maintenant en format poche (aux Éditions Amsterdam, avec une préface de Maxime Rovere)… édition toutefois destinée aux très grandes poches, car avec, ses 1 000 pages, il constitue aussi une véritable encyclopédie des nombreux courants qui ont agité la vie intellectuelle de l’Europe pendant un siècle. Nous sommes aujourd’hui les héritiers de ces querelles, qui posent l’enjeu central de la liberté et d’une laïcité qui ne dit pas encore son nom.

Qu(and) est-ce que les Lumières ? 

« Qu’est-ce que les Lumières ? » demandait Kant. La question que pose Jonathan Israel est plutôt : où et quand les Lumières ? Au lieu de situer leur berceau en France (avec des auteurs comme Diderot, Voltaire ou Montesquieu) ou en Angleterre (autour de Newton et Locke), il montre que le phénomène concerne la totalité de l’Europe, de manière plus unifié qu’on le croit d’ordinaire, en incluant les États allemands bien sûr, mais aussi les Provinces-Unies (actuels Pays-Bas) et même l’Espagne, le Portugal et les États italiens auxquels on pense moins spontanément. Et plus précoce aussi, puisque tout se joue avant 1750, en pleine période du « rationalisme », et s’organise autour de la figure centrale de Spinoza.

Le rôle crucial du spinozisme

Pourquoi Spinoza, en particulier ? Parce que, selon Jonathan I. Israel, c’est la réception de sa pensée qui fournit à l’Europe philosophique l’occasion de débattre et, parfois, de se déchirer. Plus que le Spinoza de l’Éthique, c’est celui du Traité théologico-politique qui est en cause : le philosophe néerlandais y exprime sa défiance à l’égard des autorités religieuses et de leur pouvoir politique, et y défend les mérites de la liberté de penser et le droit de s’exprimer (du moins tant que cette expression reste rationnelle). Mais plus encore que telle ou telle thèse de Spinoza, c’est son système dans son ensemble et dans sa cohérence qui fit l’objet de toutes les controverses. Qu’ils aient accueilli les idées de Spinoza avec enthousiasme ou qu’ils les aient considérées comme un repoussoir, qu’ils se soient montrés extrêmes ou modérés à son égard, deux générations de philosophes ont ainsi dû prendre position par rapport à cette radicalité – autrement dit, cette intransigeance – du spectre spinoziste. 

Et aujourd’hui ? L’héritage des Lumières radicales

Mais le livre de Jonathan Israel n’est pas qu’un livre d’histoire des idées, c’est aussi un moyen de comprendre d’où vient notre société occidentale avec les tensions qui l’ont traversé et qui ont façonné nos valeurs et celles de la république. Nous sommes bien, aujourd’hui encore, les descendants de ces Lumières radicales dont l’universitaire anglais considère qu’elles « contribuèrent indéniablement à faire la Révolution [française] » qui, elle-même, « a joué un rôle décisif dans l’élaboration de la modernité », parce qu’elle a renversé à la fois la monarchie, l’aristocratie et l’Église. Promotion de l’égalité entre individus, défense de la liberté d’expression, combat pour la tolérance, etc., que nous soyons nous-mêmes radicaux ou modérés, les Lumières n’en finissent pas de nous éclairer. Non content de soutenir le caractère inaliénable de la liberté de pensée, Spinoza prévenait tous les amateurs de censure : « Plus on prendra soin de leur ôter la liberté de parler, plus ils mettront d’obstination à résister. » 

La grande leçon de Spinoza est d'avoir montré le caractère inaliénable de la liberté de penser : « Plus on prendra soin de leur ôter la liberté de parler, plus ils mettront d’obstination à résister. »

Les Lumières radicales, La Philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), de Jonathan  I. Israel, est paru en format (grande) poche aux Éditions Amsterdam. Il est disponible en librairie et sur leur site Internet.