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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Fanny Lederlin

Chose vue

“Destination plaisir”, “chacun ses pulsions” : quand le capitalisme assume son tournant libidinal

Samuel Lacroix publié le 07 octobre 2022 7 min

Depuis quelque temps, nous voyons fleurir sur les murs des métros parisiens des publicités mettant plus ou moins ouvertement à l’honneur des sextoys. Est-ce le simple signe de la fin d’un tabou associé au plaisir solitaire – surtout féminin – ou celui d’un surinvestissement de ce champ par le marché ?   

 

« Prochain arrêt : Destination plaisir » : le panneau publicitaire de la marque suédoise Lelo ne souffre d’aucune équivoque. Ce drôle d’objet rose est un sextoy, et la jeune femme qui le jouxte s’est masturbée avec, ou bien s’apprête à le faire. Contrairement aux nombreuses publicités de l’enseigne Passage du désir, qui ont orné tout l’été les stations du métro parisien et qui représentaient seulement un panel de plusieurs personnes souriantes accompagnées du slogan « Love unlimited. Le grand amour s’épanouit avec de petits cadeaux », Lelo franchit un cap en représentant directement un stimulateur clitoridien et une femme seule, cible principale des clients que la marque vise.

Un contexte favorable

Ce type de publicité a assurément quelque chose de nouveau et a de quoi frapper le regard du chaland. Il faut la remettre dans le contexte de l’explosion des ventes de jouets sexuels qui a accompagné la pandémie de Covid-19, avec une augmentation de près de 40% à l’échelle mondiale en 2020. Dans celui, également, d’une libération de la parole autour du plaisir féminin accompagnant le développement du féminisme, marqué par une floraison d’essais, articles, podcasts ou autres comptes Instagram traitant de cette question.

La chose, qui ne date pas de la pandémie et des confinements mais qui a été amplifiée par ces phénomènes, n’est bien sûr pas tombée dans l’oreille très peu sourde des capitalistes, qui avaient déjà su investir ce marché en s’entourant d’égéries aussi charismatiques auprès du grand public que les célébrités Lily Allen ou Emma Watson pour faire la promotion de leurs jouets. Mais la question qu’on pourrait se poser est celle de savoir si le capitalisme n’a fait que suivre un mouvement qui lui a échappé ou s’il l’a lui-même initié. La vérité se situe sûrement quelque part entre les deux.

Aucune sphère n’échappe au capitalisme

Dans le sillage de ce qu’on a pu appeler le freudo-marxisme (dont l’un des principaux représentants, Herbert Marcuse, a beaucoup inspiré des philosophes comme Gilles Deleuze ou Michel Foucault), un certain nombre de penseurs se sont emparés du concept d’« économie libidinale ». Le terme en tant que tel donne son titre à un essai de Jean-François Lyotard. Son idée : l’économie capitaliste investit dans la consommation de marchandises un certain nombre de pulsions d’ordre libidinal ou sexuel.

L’analyse a été reprise et radicalisée par des auteurs comme Michel Clouscard, auteur d’un Capitalisme de la séduction (1981) ou Dany Robert-Dufour, qui parle quant à lui d’un « capitalisme libidinal » pour signifier, plus encore, que le capitalisme s’est peu à peu mis à investir la sphère érotique elle-même, jusqu’à la rééduquer et la diriger complètement. Robert-Dufour expose notamment ses vues dans un ouvrage incisif intitulé Le Délire occidental et ses effets actuels dans la vie quotidienne : travail, loisir, amour (Les Liens qui libèrent, 2014).

À ses yeux, le tournant libidinal du capitalisme aurait débuté à partir de la crise de 1929, au moment où s’observait une crise de la production qui devait se résoudre par une relance de la consommation : « Ce tournant, écrit le philosophe, peut être analysé comme une rétrocession de jouissance. Pour sortir de la crise, le capitaliste rationnel, soucieux de son intérêt, a été amené à envisager de partager une partie de la jouissance qu’auparavant il confisquait en s’appropriant presque tous les fruits du travail des prolétaires. »

Extension du domaine du loisir

Dany Robert-Dufour explique qu’à cet instant-là, l’économie capitaliste ne s’est plus concentrée seulement sur le temps de travail des individus, mais aussi sur leur temps de loisir : « Et le loisir, explique-t-il, s’est trouvé saturé de marchandises, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de leurres qu’il s’est agi de présenter comme répondant à des besoins impérieux, autrement dit à des pulsions qu’il n’y eut plus besoin de réprimer, mais au contraire d’exalter. Le capitalisme, de répressif qu’il était, devenait libidinal. Il passait du commandement “Travaille bêtement et pour le désir, tu repasseras !” à une intimation incitative : “Pour peu que tu veuilles bien continuer à travailler bêtement, tu auras des récompenses, c’est-à-dire quelques chatouilles !” »

Il fallait que les ouvriers des usines Ford puissent eux-mêmes consommer les voitures qu’ils avaient produites et que la plupart des personnes aient accès à l’automobile, la télévision, le réfrigérateur, ce qui a été rendu possible par un certain nombre de mécanismes tel que le crédit à la consommation. Mais il aurait été dommage de ne pas aller vers un terrain particulièrement efficace, une récompense ou une chatouille particulièrement chatouilleuse – à savoir, le plaisir sexuel. Il ne suffisait pas de donner un tour libidinal à la consommation mais aussi de faire de la libido elle-même, de la sphère du désir et du plaisir sexuel, jusqu’alors relativement épargnée par le marché, un lieu qui n’échapperait pas à la sphère de la consommation capitaliste.

Quand notre vie sexuelle est dictée par le marché

C’est là que les publicités comme celle de Lelo, mais aussi celles de Flink, la plateforme de livraison rapide qui promet de livrer en dix minutes aussi bien des préservatifs que des glaces en vertu du mot d’ordre « Chacun ses pulsions », prennent tout leur sens. La consommation doit être pulsionnelle, irréfléchie, immédiate. À un désir, une satisfaction rapide et efficace.

La puissance du désir sexuel à cet égard fait qu’il ne pouvait logiquement pas être épargné et c’est ainsi, explique Robert-Dufour, que le capital a changé « l’érotisme » en « pornographie », c’est-à-dire en un endroit où la sexualité n’est plus délestée d’un horizon de domination par l’argent et les affects et mots d’ordre qui ont cours dans le capitalisme (efficacité, intensité, compétition, humiliation…), et à faire de la masturbation une activité rentable :

“L’érotisme est libre et gratuit. Il ne dépend que de l’imagination et du désir des individus qui le pratiquent. Belle aubaine pour un capitalisme qui, en devenant libidinal après avoir accepté une rétrocession de jouissance, s’intéressait justement aux désirs de ces individus. Après avoir investi le loisir en le saturant de consommation, le pas suivant était tout tracé : investir l’érotisme. C’est ainsi que l’érotisme, de libre et gratuit qu’il était, s’est trouvé pris en charge par la pornographie qui, elle, est aliénée, aliénante et saturée de marchandises (vidéos, gadgets et autres) payantes”

Dany Robert-Dufour, Le Délire occidental et ses effets actuels dans la vie quotidienne : travail, loisir, amour, 2014

Une “politique de la chatouille” ?

Mais qu’on ne s’y méprenne pas : la libération du plaisir, et surtout féminin, après des siècles de répression, constitue une avancée majeure, et les féministes n’ont pas attendu les suggestions du capitalisme pour s’emparer de cette question. Où donc serait le problème ? Celui-ci se situe toujours dans l’aliénation potentielle, dans le fait que le capital nous suggère toujours de nouveaux besoins sans avoir l’air, sans mauvais jeu de mots, d’y toucher. Alors que nous lui obéissons, nous ayons le sentiment d’une activité libératrice, n’est pas anodin.

Ne pas voir qu’on a été manipulé a toujours quelque chose de dangereux. Et de fait, pour la publicité qui nous occupe, nous pouvons encore une fois citer un passage édifiant du Délire occidental : « Il s’agit avec les sextoys d’une prolongation jusque dans l’intimité des individus de la “politique de la chatouille” si bien décrite et anticipée par La Boétie dans son essai sur la servitude volontaire et si efficacement mis en œuvre à l’occasion du tournant libidinal du capitalisme. »

Cette politique est effectivement exposée dans le Discours de la servitude volontaire (1577) : « Nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur fait goûter. C’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille. » En sous-main, ce que nous dit aussi la publicité de Lelo, c’est : tiens bon, va travailler, endure cet effort, car en rentrant, tu auras une belle récompense, à savoir un orgasme très intense que nous te garantissons par l’intermédiaire de cet objet sophistiqué qui ne te coûtera qu’une petite centaine d’euros.

Le spectre du puritanisme

De fait, ce qu’entrevoit La Boétie a été également souligné par l’écrivain Aldous Huxley dans son fameux roman dystopique Le Meilleur des mondes (1932). Dans sa préface de 1946, Huxley envisage que pour être efficaces (l’inefficacité étant entendue, « dans une ère de technologie avancée », comme « le péché contre le Saint-Esprit »), les gouvernements autoritaires devront à l’avenir cesser d’être coercitifs pour plutôt se faire suggestifs. Cela passe par un certain nombre d’incitations et de récompenses qui permettent aux individus d’aimer leurs conditions, malgré tout.

En ce sens, la sexualité ne saurait être réprimée, et l’on devrait être amené à observer une loi de cet ordre : « À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation ». Singulière résonance avec l’actualité que cette formule, puisque c’est précisément dans une conjoncture politique et économique particulièrement peu favorable à l’individu qu’on observe un cassage en règle des tabous relatifs à la sexualité, comme si elle devait être l’une des dernières libertés qui nous restait, mais une liberté, comme de juste, investie par le marché et qui peut fort bien se pratiquer seul, sans le concours d’autrui.

À un moment où l’on observe par ailleurs une baisse tendancielle de la fréquence des rapports sexuels entre les individus, le triomphe de la pornographie et de la vente de sextoys (ou, comme au Japon, des casques de réalité virtuelle et des robots sexuels) n’est pas sans poser question. Sans verser dans le discours puritain, qui consisterait à condamner la masturbation et le plaisir pour eux-mêmes, on peut tout de même s’inquiéter d’une atomisation galopante du sujet moderne, qui pourrait éventuellement à terme se contenter de se retrouver seul avec la technique, dans quelque domaine que ce soit – y compris le plus intime.

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