Michel Bitbol : “La physique quantique remet en question tout ce que nous pensions savoir sur ce que fait une science, et sur ce qu’est la nature”
La mécanique quantique, en général, ramène à trois images très simples : un chat entre la vie et la mort, de minuscules morceaux de matière et un grand nombre de débats sur la nature de notre monde. Ce peut être un bon début, mais Michel Bitbol, spécialiste de la question et de philosophie des sciences, nous répondrait que ce n’est pas suffisant. On aurait en effet bien tort de s’en tenir là… Auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie de la physique, de la connaissance et de l’esprit – dont le très éclairant Mécanique quantique. Une introduction philosophique (Flammarion, coll. Champs, 1996), c’est avec une rare limpidité que le chercheur et épistémologue nous explique le sens du tournant scientifique et philosophique que constitue la « révolution quantique ». Bonne lecture !
Quelle définition de la physique quantique donneriez-vous à un néophyte ?
Michel Bitbol : Je lui dirais que la physique quantique est l’un des plus profonds paradoxes philosophiques des temps modernes. Cette branche des sciences physiques permet de révéler des ressources insoupçonnées de la nature à l’échelle microscopique, et d’en tirer parti avec une efficacité inégalée. Mais elle remet simultanément en question tout ce que nous pensions savoir sur ce que fait une science, et sur ce qu’est la nature. La physique quantique a donné naissance aux lasers, aux diodes électroluminescentes (LED), aux microprocesseurs et aux écrans de nos téléphones portables, aux aimants supraconducteurs de l’imagerie par résonance magnétique nucléaire (IRM), aux ordinateurs quantiques, qui ouvrent des perspectives sans précédent à l’intelligence artificielle, aux horloges atomiques des GPS qui nous orientent dans les villes ou sur les routes… et à tant d’autres applications inscrites dans nos vies quotidiennes. Pourtant, la physique quantique suscite un débat sans cesse renaissant sur son interprétation. « Comment le monde peut-il être ce que la théorie quantique dit qu’il est ? », demande Richard Healey. Comment comprendre le monde étrange que prétend représenter la théorie quantique, avec ses évanescentes « ondes de probabilité », sa « non-séparabilité », ses particules indiscernables, ses superpositions d’états qui semblent laisser les chats mi-morts, mi-vifs ? Mais aussi, de façon plus dérangeante : cette théorie physique offre-t-elle vraiment une représentation du monde ? Healey écrit d’ailleurs à ce sujet : « Peut-être que la véritable radicalité de la théorie quantique est qu’elle ne précise pas comment est le monde. » Peut-être même n’y a-t-il pas un monde complètement extérieur à nous, qui se prêterait à la représentation. Peut-être la physique quantique enseigne-t-elle une seule chose à qui sait l’entendre : que le monde est tel qu’il serait vain de chercher comment il est indépendamment de nous.
Tout le monde a en tête, à propos de la mécanique quantique, la célèbre expérience de pensée dite du “chat de Schrödinger”. Quel en est l’enjeu ?
Les états quantiques des objets microscopiques sont généralement « superposés » – indécis, en quelque sorte. Lorsqu’un chat tombe sous l’influence d’une machine microscopique qui met sa vie en danger, son état quantique s’intrique avec celui de la fâcheuse machine, et il devient superposé à son tour. Mais, demande Schrödinger, peut-on vraiment admettre que « le chat vivant et le chat mort sont mélangés ou brouillés en proportions égales » ?
“La physique quantique nous enseigne peut-être que le monde est tel qu’il serait vain de chercher comment il est indépendamment de nous”
Qu’en est-il de la philosophie de la physique quantique ?
La philosophie de la physique quantique est une discipline philosophique particulièrement riche et multiforme. Elle allie l’épistémologie, au sens d’une théorie de la connaissance, l’ontologie, au sens d’une réflexion sur ce qui est, et une pratique réflexive de la physique elle-même, qui consiste à examiner les fondements de la théorie, puis à les tester expérimentalement. Le philosophe de la physique se demande d’abord quel genre de connaissance on obtient par les théories quantiques. Obtient-on une avancée vers les structures intimes de la réalité « en soi » ? Obtient-on une description mathématique unifiée des phénomènes d’échelle atomique et subatomique ? Ou obtient-on un simple procédé de calcul pour évaluer la probabilité des résultats que nous trouvons lorsque nous interagissons expérimentalement avec un milieu microscopique insaisissable ? Le philosophe de la physique quantique s’interroge ensuite sur ce que doivent être les choses qui composent la nature, pour se laisser prévoir par une théorie aussi déroutante que la mécanique quantique. Il est presque certain, comme le remarquait Maurice Merleau-Ponty, que la physique quantique ne nous fait faire que des « découvertes philosophiques négatives » à ce propos : elle ne nous renseigne que sur ce que ne sont pas les choses qu’on étudie. Mais savoir ce qu’on ne peut pas penser de la nature est déjà un enseignement précieux. Prenons un exemple, peut-être le plus célèbre. Il s’agit de l’intrication, ou non-séparabilité, des états quantiques, que Schrödinger a décrit ainsi lorsqu’il l’a découverte, en 1935 : « La meilleure connaissance possible du tout n’implique pas nécessairement la meilleure connaissance des parties. » Les recherches conduites sur cette question ont permis de dériver de nombreux théorèmes montrant que la nature ne s’accorde pas à nos préjugés plurimillénaires : elle n’est pas faite d’entités séparées, individuelles, dotées de propriétés intrinsèques strictement locales, comme l’explique le philosophe-physicien Bernard d’Espagnat dans À la recherche du réel (Dunod, 2021). Retournant cette leçon négative en un énoncé positif, des chercheurs ont alors supposé qu’il fallait « penser toute chose en termes de relations » (Carlo Rovelli, Helgoland. Le sens de la mécanique quantique, Flammarion, 2021). Enfin, certains philosophes de la physique quantique ne se contentent pas de réfléchir sur la physique quantique. Ils entrent dans le détail de son formalisme, dans l’espoir d’en dériver des conséquences qui dévoileraient son sens. Ainsi, quelques physiciens-philosophes (de Lucian Hardy à Giulio Chiribella) ont entrepris de montrer comment l’on peut reconstruire la théorie quantique à partir de premiers principes (Alexei Grinbaum, « Reconstruction of quantum theory », 2007). D’autres, dont en particulier Hans-Dieter Zeh et Erich Joos, ont contribué indirectement aux applications pratiques de la physique quantique, en édifiant la théorie de la décohérence. Cette théorie a été initialement pensée afin de répondre à une question philosophique : comment assurer le raccord entre la superposition quantique à petite échelle, et la détermination classique à grande échelle ? Autrement dit, pour utiliser une allégorie célèbre, comment assurer la compatibilité entre l’état quantique mi-mort, mi-vif, d’un « chaton de Schrödinger » fait d’une ou deux particules, et l’état soit mort, soit vif, d’un véritable chat à notre échelle ? Mais la théorie de la décohérence a ensuite débordé le champ de la philosophie, pour devenir l’un des piliers de la nouvelle technologie de l’ordinateur quantique. Son étude sur des photons isolés a valu le prix Nobel de physique en 2012 à Serge Haroche et David Wineland.
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