Claude Lefort : “La démocratie, c’est l’avènement du pouvoir comme lieu vide”
Dans un texte paru en 1982, et repris dans le volume Le Temps présent. Écrits 1945-2005 (Belin, 2007), Claude Lefort met à jour la logique symbolique qui préside à l’élection au suffrage universel en démocratie. Une logique en tout point mise à mal aujourd’hui par Donald Trump lorsqu’il remet en question le résultat des élections à la présidentielle américaine.
« Comme j’ai eu l’occasion de le faire observer à plusieurs reprises, ce qui émerge [avec la démocratie moderne], c’est la notion nouvelle du lieu du pouvoir comme lieu vide. Ceux qui exercent l’autorité politique sont désormais de simples gouvernants, ils ne sauraient s’approprier le pouvoir, l’incorporer. Bien mieux, cet exercice est soumis à la procédure d’une remise en jeu périodique. Celle-ci implique une compétition réglée entre des hommes, des groupes, bientôt des partis, qui sont censés drainer des opinions dans toute l’étendue de la société. Une telle compétition, puisque les conditions doivent en être préservées, d’une consultation électorale à une autre, puisque la majorité sortante doit respecter les droits des minorités, signifie une institutionnalisation du conflit. Tandis que le pouvoir apparaît au-dehors, au-dessus de la société civile, il est supposé s’engendrer de l’intérieur de celle-ci ; tandis qu’il apparaît comme l’organe instituteur de sa cohésion, garant de son unité territoriale, garant de l’identité nationale dans le temps, il conserve l’empreinte du conflit politique qui s’avère constitutif de son exercice, c’est-à-dire l’empreinte de la division.
Voilà qui mérite attention : la notion d’un lieu que j’appelle vide, parce que nul individu, nul groupe ne peut lui être consubstantiel ; la notion d’un lieu infigurable, ni au-dehors, ni au-dedans ; la notion d’une instance purement symbolique, en ce sens qu’elle n’est plus localisable dans le réel. Mais encore faut-il observer que, pour la même raison, s’efface la référence à un pôle inconditionné ; ou, à mieux dire, la société se trouve mise à l’épreuve de la perte de son fondement.
Cet événement, nous pouvons en suivre la trace sur deux registres. D’une part, avec la désincorporation du pouvoir, s’opère une désintrication entre la sphère du pouvoir, la sphère de la loi et la sphère de la connaissance. La même raison fait que le droit se laisse reconnaître comme tel, que se déploie pleinement, dès lors, la dimension d’un devenir des connaissances et que, simultanément, le fondement du droit, le fondement du savoir se dérobent ou, à mieux dire, que le droit et le savoir s’avèrent, dans leur mouvement même, en quête continuée de leur propre fondement. D’autre part, la formation d’une scène politique sur laquelle s’exerce la compétition pour le pouvoir va de pair avec le mouvement qui donne pleine consistance à la société civile, celle-ci s’avérant, de part en part, la même, à travers ses divisions.
La société rapportée à elle-même sous l’effet de la représentation d’une nation, d’un peuple homogène, est une société paradoxalement confrontée à l’hétérogénéité des intérêts, des croyances, des opinions, des mœurs en général, une société dans laquelle la dimension du conflit proprement politique fait signe vers la légitimation du conflit dans la société et la culture.
La démocratie moderne, pourrait-on croire, institue un nouveau pôle d’identité : le peuple souverain. Mais ce serait se leurrer de voir, avec celui-ci, rétablie une unité substantielle. Cette unité demeure latente. On peut s’en persuader à considérer l’opération du suffrage universel. C’est précisément au moment où la souveraineté est censée se manifester, le peuple s’actualiser en exprimant sa volonté, que le social est fictivement dissous, le citoyen se voyant extrait de toutes les déterminations concrètes pour être converti en unité de compte : le nombre se substitue à la substance. »
Pp. 465-466 extraites de « Démocratie et avènement d’un “lieu vide” », in : Le Temps présent. Écrits 1945-2005, de Claude Lefort, Belin, 2007
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