Hubris, la fabrique du monstre dans l'art moderne

Une recension de Philippe Nassif, publié le

L’époque n’a décidément que faire des pamphlets. Celui de Jean Clair, paru à l’automne dernier et vitupérant contre L’Hiver de la culture (Flammarion) – le « narcissisme mortel » des artistes contemporains, etc. –, nous est tombé des mains. À l’inverse, quand l’historien de l’art quitte ses postures de « réactionnaire » assumé et se penche sur ses notes prises au gré des grandes expositions à succès dont il a été commissaire – telle Mélancolie. Génie et folie en Occident, en 2005 –, il devient passionnant. Dans ce nouvel essai, Hubris, l’académicien, en méticuleux généalogiste, explicite la trajectoire inattendue de la modernité. Rêvée par les Lumières comme une ère où la volonté de l’homme serait enfin transparente à elle-même, elle s’est imposée au contraire, au tournant du XXe siècle, comme une fabrique de monstres nouveaux dont l’art – brisant les standards classiques du Beau – va se faire le témoin.

En cette symbolique année 1895, l’invention des rayons X, l’essor de la neurologie, les premiers pas de la psychanalyse, rendant possible l’exploration réelle des corps et des âmes, vont promouvoir une vision démantibulée de l’homme qui se lit dans la peinture.

Ponctué par les illustrations de quatre-vingts œuvres magnifiques, avançant au rythme d’une idée nouvelle par page, Hubris chronique ainsi l’irrésistible ascension – à l’ombre de la science déchaînée et des totalitarismes politiques – du monstrueux que les images démultiplient et qui signe la démesure de notre époque. Il y a d’abord l’homoncule né de la dissection scientifique des cerveaux, mettant au jour ces pulsions primitives, épileptoïdes, hystériques en nous, et accouchant ainsi de ces corps déformés par l’angoisse, dont Francis Bacon fixera le vertige. Il y a aussi le géant, anticipé par le Léviathan de Hobbes et incarné, comme l’ont vu les artistes soviétiques (Boris Iofan) ou allemands (George Grosz), par Staline ou Hitler. Il y a enfin l’acéphale – cet humain errant privé de tête que Rodin sculpte et dont on retrouve la frappante illustration dans les corps démembrés et pulsionnels peints par Max Ernst. Comme le devine Balthus – dont les tableaux cryptés sont longuement commentés –, l’acéphale est (ré)apparu avec la guillotine qui, à l’instar de l’antique Méduse, s’avère être une « femme effrayante, mortifiante, castratrice ». Et Clair de noter : « Ce que la guillotine ratifie, c’est le début de l’éclipse du portrait en peinture » ou le commencement de la « détestation » de soi par les Modernes. De ces têtes sans corps qui roulent aux pieds des révolutionnaires surgira le fantasme, qui n’a cessé depuis de croître, des fantômes, spirites et autres morts vivants en attente de libération.

Ici la passion de l’érudit chercheur multipliant les points de connexion lumineux l’emporte largement sur l’indignation du pamphlétaire. C’est que le monstrueux est ambivalent : il n’a pas seulement à faire avec la mort mais aussi avec la libération sauvage du désir – Sympathy for the Devil chantaient les Rolling Stones. Et comme le savait Mary Shelley composant son Frankenstein, une créature ne tourne monstre qu’à ne pas être nommée. Ainsi, si Clair voit en ces obscures figures « les symptômes d’une société en crise au bord probablement de sa disparition », on pourra déceler une autre ligne d’interprétation. Après tout, n’écrit-il pas lui-même : « L’anomalie ne serait alors qu’une des formes, et peut-être la plus riche, la plus avancée, de la normalité. » Autre manière de dire que le beau, décidément, ne pourra plus être que bizarre. 

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