Yves Citton : “Les penseurs ‘altermodernes’ aident à décaler notre vision dominante des Lumières”

Votre livre Altermodernités des Lumières offre une nouvelle lecture d’auteurs oubliés ou réputés “mineurs” du XVIII^e siècle – de Henri de Boulainvilliers à Jan Potocki en passant par Isabelle de Charrière ou Charles Tiphaigne. Qu’est-ce qui peut aujourd’hui nous rapprocher d’eux ?

Yves Citton : Les auteurs que je rassemble au titre des « altermodernes » résistent à rentrer sous une même catégorie quant à leur statut social, leur orientation idéologique, leur style ou leurs ambitions. C’est du point de vue de notre regard rétrospectif que leurs écrits me semblent précieux, en ce qu’ils aident à percevoir les facettes d’autres modernités possibles. L’histoire de la littérature et des idées a exclu ces écrits du canon dix-huitiémiste parce qu’ils ne correspondaient pas à une certaine définition très étroite des « Lumières » et de la « modernité ». Ils se moquent parfois des philosophes, mettent en scène des sylphes et des esprits, mobilisent des imaginaires perçus comme passéistes, manquent d’engagements dans les grandes causes que nous avons associées à la Révolution française… Soit ces écrits ont été classés comme antimodernes, soit ils sont tombés dans un trou d’indifférence parce qu’on ne savait pas quoi en faire. Mon hypothèse a été qu’on devrait les relire pour chercher dans ces œuvres d’autres modernités coexistantes avec (mais occultées par) ce qu’une certaine conception du progrès nous a fait identifier aux Lumières : liberté individualiste, égalité formelle, fraternité masculine et nationaliste, laïcité antireligieuse, supériorité scientifique, républicanisme homogénéisateur. Ce qui nous rapproche de ces textes, ce sont les doutes que nous pouvons avoir aujourd’hui envers les limites et les problèmes posés par toutes ces attitudes, qui ont pu être effectivement progressistes face à des attitudes antimodernes, mais qui s’avèrent aujourd’hui tout à fait insuffisantes, si ce n’est régressives.

D’où vient la notion d’altermodernité ? Permettrait-elle de surmonter la crise que connaît aujourd’hui l’héritage des Lumières ?

Je tire d’abord le terme « altermodernité » du livre Commonwealth de Michael Hardt et Toni Negri (2009, Gallimard, 2014, pour la trad. fr.), même si je me suis aperçu après coup que Nicolas Bourriaud et quelques autres l’avaient mobilisé dans d’autres contextes. J’ai essayé dans un long premier chapitre de lui donner un contenu plus précisément défini, et sans doute assez différent de ce qu’ils avaient envisagé. J’y vois en effet une façon de revisiter à la fois des corpus littéraires oubliés du passé et des questions politiques actuelles, comme le multiculturalisme, la coexistence des religions, le statut de l’autorité scientifique, les modalités de gouvernance politique, les discriminations de genre et de race.