Entretien

Yves Citton. “L’attention est une aliénation”

Yves Citton, propos recueillis par Philippe Nassif publié le 5 min

En exploitant notre attention comme une marchandise, le monde de la consommation et de la production nous laisse hébétés. Yves Citton, qui a contribué à introduire en France la notion d’« économie de l’attention », explique comment nous pouvons nous réapproprier collectivement cette ressource rare et précieuse.

 

À vous lire, on découvre que la crise de l’attention ne date pas de l’essor des technologies de l’information.

Yves Citton : Oui, déjà à la Renaissance, la profusion de livres suscite des dispositifs nouveaux – sommaire, titres de marge – pour parer à une menace de dispersion. Mais, comme l’a montré Jonathan Crary, dans Suspensions of Perception [MIT Press, 2001, non traduit], la véritable rupture survient avec l’essor du capitalisme industriel, dans les années 1880. D’abord, on travaille à contrôler l’attention du producteur confronté sur la chaîne de montage à des tâches monotones et répétitives. Ensuite apparaissent de nouveaux médias, tels la presse à grand tirage, le cinéma, puis la radio, la télévision, capables de capter l’attention des masses à distance. Et à travers eux, on cherche à contrôler l’attention des consommateurs afin d’écouler la surproduction de marchandises. C’est donc une circularité du contrôle de l’attention qui, dès le début, se met place et qui ne fait que s’accroître avec les innovations successives. Le capitalisme est donc l’histoire d’une crise permanente de l’attention.

 

« Les rankings algorithmiques de Google offrent désormais une mesure homogénéisante de tous nos objets d’attention : un nom propre, un événement, la vidéo d’un chat s’équivalent au sein d’un même marché de l’attention »

Mais n’a-t-on pas connu une aggravation ces dernières années ?

L’idée d’une « économie de l’attention » s’est en effet imposée à nous comme un champ de recherche urgent dans les années 1990, notamment sous l’impulsion du philosophe et architecte allemand Georg Franck. Ce dernier suggère une équivalence rigoureuse entre le rapport des banques à la monnaie et le rapport des mass media à l’attention. TF1 est une banque attentionnelle. Si je passe sur TF1, je vais bénéficier du capital attentionnel que la chaîne a accumulé. Et TF1 ne m’invitera que si elle pense faire un investissement qui lui permettra de continuer à entretenir ce flux de l’attention. Mais, avec la numérisation de l’attention, on passe à un niveau encore supérieur. Les rankings algorithmiques de Google offrent désormais une mesure homogénéisante de tous nos objets d’attention : un nom propre, un événement, la vidéo d’un chat s’équivalent au sein d’un même marché de l’attention. Telle est la seconde grande rupture. Et c’est ce qui permet aux géants du Net de proposer leurs services gratuitement : en vérité, nous les rémunérons en leur accordant notre attention, devenue une ressource rare, qu’ils revendent ensuite aux annonceurs.

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