“Nevermind”, bébé aliéné du rock américain
Aujourd’hui trentenaire, le bébé de la pochette culte de Nevermind, du groupe Nirvana, réclame plusieurs millions de dollars aux ayants droit de la photo qui l’a rendu mondialement célèbre (malgré lui, déclare-t-il regretter aujourd’hui). Au-delà de la polémique, la démarche de Spencer Elden met en lumière les tensions qui traversent le rock alternatif, entre contestation authentique et récupération par le marché. Analyse avec Jean-Marie Pottier, qui fait paraître Alternative Nation. La scène indépendante américaine (1979-2001) aux Éditions Le Mot et le Reste.
- L’histoire insolite de la pochette. Kurt Cobain et Dave Grohl, le chanteur et le batteur de Nirvana, racontent avoir eu l’idée de cette pochette de Nevermind en regardant un documentaire sur les accouchements dans l’eau. La maison de disques du groupe, Geffen Records, examine alors des photos d’accouchement mais les trouve trop crues pour une exploitation commerciale. Le groupe se rabat donc sur le cliché d’un bébé immergé dans une piscine (le fameux Spencer Elden), document pour lequel sa famille est indemnisée 200 dollars. Nirvana imagine ensuite de superposer à cette photo celle, réalisée par un photographe professionnel, d’un hameçon duquel pend un billet de 1 dollar. De document, l’image devient alors une œuvre d’art à part entière. Mais une œuvre chargée d’un message : lors d’interviews réalisées pour la sortie de l’album, le groupe explique que ce photomontage cible la culture de la consommation dans laquelle baigne la société américaine.
- Face au succès fulgurant de l’album, les membres de Nirvana sont contraints de démentir l’interprétation quelque peu malveillante selon laquelle le bébé avide d’argent représenterait en fait le groupe lui-même ; pour cet album, Nirvana est en effet financé et distribué par une major du disque, après un début de carrière plutôt modeste sur un label indépendant. Aux yeux de ses détracteurs, le groupe de grunge devient ainsi le symbole du selling out, le fait de se vendre au plus offrant à l’industrie musicale – d’être devenus des « vendus », donc. À ce titre, la couverture de Nevermind cristallise les critiques : entre cassettes confidentielles et pochettes griffonnées, la scène alternative privilégie généralement le document à l’artefact, c’est-à-dire l’énergie du présent à la froideur du produit.
- Mais est-il possible de concilier l’aura d’une œuvre d’art avec sa reproduction à des millions d’exemplaires ? D’après Walter Benjamin, c’est une contradiction dans les termes. Dans un texte célèbre paru en 1935, il juge que cette aura « dépérit » sous l’effet de sa reproduction mécanisée. Trente ans après sa parution, l’album Nevermind est toujours pris dans les filets de cette tension, entre une contre-culture aux accents punk qui valorise la spontanéité et le caractère unique de l’ici-et-maintenant, et une diffusion industrielle à gros sabots qui semble dissoudre la démarche artistique première. Ces contradictions se reflètent aujourd’hui dans la requête de Spencer Elden, dont l’image est tantôt un document presque insignifiant, tantôt un artefact ayant généré des dizaines de millions de dollars.
- Walter Benjamin voyait toutefois dans « la reproductibilité technique des œuvres » la promesse d’une politisation de la culture – cette promesse dont Nirvana et son rageur Smells Like Teen Spirit furent investis en touchant un large public. Mais le relatif optimisme de Benjamin sera balayé trois ans plus tard par Theodor Adorno avec « Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute » : dans cet article consacré au classique et au jazz de l’époque, le philosophe allemand juge la musique dite populaire incapable d’une telle force mobilisatrice. Selon lui, elle convertit l’auditeur en « consommateur obéissant » en proie à une « écoute marchande » de « biens culturels » fétichisés et donc vidés de toute signification : « Ce qui est le plus familier a le plus de succès et se retrouve donc incessamment joué et rejoué et devenu encore plus familier. » Très critique des « masses », Adorno pense que l’écoute musicale a désormais à voir avec des spectacles sportifs ou la publicité : tel le bébé de la pochette, le public réclame sa récompense ; tel le Kurt Cobain de Smells Like Teen Spirit, il clame : « Nous voilà, divertissez-nous » (Here we are now / Entertain us).
- Ces tensions entre un art populaire parfois libérateur et une industrie musicale volontiers déshumanisante ont nourri et miné l’œuvre de Kurt Cobain. Fatigué de prodiguer son authenticité à tous ses fidèles, il s’est donné la mort en avril 1994, en décryptant sa propre aliénation dans sa lettre de suicide : « Le pire crime auquel je pourrais songer serait d’arnaquer les gens en faisant semblant et en prétendant que je m’amuse à 100%. Parfois, j’ai le sentiment que je devrais pointer avant de descendre de scène. » Comme l’écrivait quelques mois après l’universitaire américain Duane R. Fish dans cet article (en anglais), « Cobain est devenu le serviteur de la chose même contre laquelle il protestait, [...] un serviteur des forces de la médiation culturelle qu’il combattait ». Une lecture qui incite à lire quelque peu différemment la plainte de Spencer Elden, au-delà de ses étranges accusations d’exploitation sexuelle : cette plainte constitue à son tour une révolte contre sa propre aliénation, celle d’un bébé de quatre mois dont l’image a été à jamais fixée et qui ne supporte plus de dire « peu importe » : nevermind.
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