Yves Michaud : “Nous vivons une atmosphère d’hédonisme mâtiné d’égoïsme sentimental”
L’Art, c’est bien fini : sous ce titre frappant, le philosophe Yves Michaud fait paraître un riche et passionnant essai sur « l’hyper-esthétique et les atmosphères ». Fidèle à sa méthode analytique, il complète son enquête sur l’esthétisation du monde, commencée il y a près de vingt ans dans son célèbre L’Art à l’état gazeux (Stock, 2003). Collectionneur averti, ancien directeur de l’École des beaux-arts de Paris, il démontre ici avec force et brio les conséquences éthiques et politiques de la disparition de l’esthétique comme champ artistique, au profit d’une esthétisation de l’ensemble de nos milieux de vie. Ou comment, en s’abandonnant « au sentir », l’individu contemporain a perdu tout jugement critique. Entretien.
Presque vingt ans séparent L’Art à l’état gazeux (Stock, 2003), de la suite que vous venez de faire paraître, L’Art c’est bien fini (Gallimard, 2021). Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
Yves Michaud : Les événements politiques ont fait que j’ai écrit entretemps deux ouvrages de philosophie politique : Contre la bienveillance (2016, Stock) puis Citoyenneté et Loyauté (2017, Kero). Surtout, j’ai toujours conçu ce projet sur le triomphe de l’esthétique en deux volumes, et je voulais éviter deux écueils. D’abord, je ne voulais pas faire un livre qui porterait uniquement sur la description de l’esthétisation du monde, parce qu’il existe beaucoup d’ouvrages de qualité à ce sujet, depuis ceux de Jean Baudrillard jusqu’à ceux de Gilles Lipovetsky. Je me suis donc intéressé aux mécanismes de l’esthétisation d’un point de vue théorique et réflexif plutôt qu’à une description complète des espaces esthétisés. Ensuite, la philosophie des ambiances commence à être bien étudiée France, en Allemagne, en Italie… Mais par conviction philosophique, je ne voulais pas faire une ontologie de plus car je suis un empiriste. Je ne crois pas du tout à une philosophie de l’être. Pour moi, la philosophie, c’est un système de description analytique et critique du monde. J’ai essayé de me faufiler entre la description sociologique et la spéculation ontologique.
“Pour moi, la philosophie, c’est un système de description analytique et critique du monde”
Vous posiez déjà les prémices de cette étude de l’hyper-esthétique en 2003, en montrant comment l’expérience de l’art s’était vaporisée et répandue partout. La situation s’est-elle aggravée depuis ?
Aggravée, c’est difficile à dire pour un état gazeux… Mais assurément, l’art, celui que l’on voit dans les musées d’art contemporain, les collections, les fondations, ce que j’appelle les Zones esthétiques protégées, les ZEP, ne répond à plus rien d’esthétique. Certain parlent de désesthétisation ou de désartialisation. Cet art ne nous fait plus rien esthétiquement. Au mieux, on dit que c’est « intéressant ». En art, le beau n’est plus le problème, mais en dehors du monde de l’art, la recherche du beau est partout.
C’est cela, l’hyper-esthétique – la vaporisation de l’art partout dans le monde, au point d’en faire disparaître l’idée même, de le rendre insignifiant ?
Ce que j’appelle hyper-esthétique se place effectivement du côté de l’esthétisation, de la cosmétique et de la plastique des apparences, du polissage de l’existence, des parcs de loisir, des hôtels, des restaurants et même des villes. Au restaurant, pour prendre un exemple, ce qui compte, ce n’est pas ce qu’il y a dans l’assiette mais le dessin du jeté de sauce. Cette esthétisation généralisée – hyper – agit en retour sur l’appréhension de la réalité, qui devient réalité esthétique et prend le pas sur le réel.
“L’art que l’on voit dans les musées d’art contemporains, les fondations, les collections, ne nous fait plus rien esthétiquement. Au mieux, on dit que c’est ‘intéressant’”
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