Retour de Karim Benzema en équipe de France : le sport doit-il être plus qu’un jeu ?

La nouvelle a fait des heureux. Karim Benzema, le buteur du Real Madrid, est de retour en équipe de France. Pour ce qui touche au football, rien d’étonnant :“KB9” est probablement le meilleur joueur français à son poste et réalise l’une des meilleures saisons de sa carrière. 

C’est au-delà du sport que se situe la surprise. Exclu des « Bleus » il y a six ans après avoir été supposément impliqué dans un chantage sexuel à l’encontre d’un de ses coéquipiers, il avait en 2016 affirmé au quotidien espagnol Marca qu’en l’écartant, le sélectionneur national Didier Deschamps avait « cédé à une partie raciste de la France ». De son côté, Jordan Bardella, député européen et tête de liste du Rassemblement national pour les élections régionales en Île-de-France, affirme le 20 mai sur France Info que Karim Benzema avait eu « une attitude déshonorante » indépendamment du « talent footballistique et sportif qui est le sien ». 

Le sport doit-il être le lieu de considérations extérieures, morales ou politiques ? N’est-ce pas méconnaître la fonction du sport, qui doit justement offrir un lieu où disparaît la gravité du combat pour imaginer un monde à part ? 

Éclairage avec deux penseurs du jeu (et du sport), Johan Huizinga et Roger Caillois.

Le sport est-il le théâtre de quelque chose qui le dépasse ? Dans son célèbre ouvrage sur le rapport entre le jeu et la culture à travers les époques, Homo ludens (1938), l’historien Johan Huizinga retrace les interprétations de l’âgon grecque – la compétition sacrée, à caractère ludique. L’idée exprimée par Huizinga est que la communauté grecque, « après la période archaïque et héroïque de sa culture » où primait la guerre, « s’oriente secondairement vers la phase agonale, en tant que principe social prédominant, parce qu'elle a épuisé le meilleur de ses forces dans la lutte sérieuse. Il se produit une transition “du combat au jeu” ». L’activité agonale serait donc celle qui reconduit l’intensité guerrière en un autre moyen, le jeu – avec l’avantage non-négligeable de la vider de son sérieux et de sa gravité. « L’agôn, dans son inanité et son caractère futile, signifiant en définitive : “Une abolition de toute la gravité de la vie, de la pensée et de l'action, une indifférence vis-à-vis de toute norme étrangère, une dissipation en vue d'un but unique : triompher”. » 

N’est-ce pas l’ambition du football aujourd’hui ? Échapper aux pesanteurs sociales et politiques pour se concentrer sur son but : bien jouer au ballon. Pourtant, les observateurs politiques, les « pour » comme les « contre », veulent constamment faire de la réintégration de Karim Benzema le signe d’autre chose : celui d’une France pacifiée ou conflictuelle, du multiculturalisme paisible ou du déchirement communautaire. Ce faisant, ils tentent de réintroduire une « norme étrangère » au sport, cette « gravité de la vie » à laquelle l’agôn rêve d’échapper.

“Le sport permet ‘la création artificielle entre les joueurs des conditions d'égalité pure que la réalité refuse aux hommes’”
Roger Caillois

Mais si on projette malgré tout tant de politique dans le sport, c’est peut-être pour une autre raison. Fin lecteur de Huizinga, le sociologue Roger Caillois affirme dans Les Jeux et les Hommes (1958) que le sport, tout comme les jeux de hasard, permet « la création artificielle entre les joueurs des conditions d'égalité pure que la réalité refuse aux hommes ». Autrement dit, quand la société échoue à garantir l'égalité, le jeu crée un sanctuaire, un « cercle magique » de règles à l’intérieur duquel tous les joueurs jouissent des « mêmes possibilités de prouver leur valeur ». La rencontre sportive – « l’agôn de caractère musculaire », dirait Caillois – « laisse le champion à ses seules ressources, l'invite à en tirer le meilleur parti possible, l'oblige enfin à s'en servir loyalement et dans les limites fixées, qui, égales pour tous, aboutissent en revanche à rendre indiscutable la supériorité du vainqueur ». 

Un sport comme le football offre la fiction parfaite de l’égalité des règles à laquelle la société ne parvient pas, une projection fictive mais rendue concrète à chaque nouveau match. Le football devient alors comme un dédoublement utopique et heureux de nous-mêmes, la forme résolue et temporaire de nos problèmes sociaux. C’est, par exemple, l’épopée « Black-Blanc-Beur » de 1998, où la France inégalitaire voyait dans cette équipe championne du monde l’utopie multiculturelle et apaisée à laquelle elle aspire. 

Mais ne surestimons pas son importance : l’équipe de France de 1998 n’a pas empêché Jean-Marie Le Pen d’accéder au second tour de la présidentielle de 2002, ni les émeutes en banlieue de 2005. Le sport ne sauvera pas le monde. Sa tâche est à la fois modeste et immense : elle n’a pas vocation à traiter les problèmes de la société, simplement à lui offrir sa parenthèse enchantée et résolue. Où, pour reprendre Caillois, « on s'évade du monde en le faisant autre ». Rendons donc au football cette légèreté.