Renaud Garcia : “Le vrai problème posé par les ‘déconstructionnistes’ est leur attaque de l’idée de nature”
Dans Le Désert de la critique, qui vient de reparaître aux éditions de L’Échappée avec une nouvelle préface de l’auteur, le philosophe anarchiste Renaud Garcia s’attaque au courant de la déconstruction — par la gauche. Nous l’avons rencontré.
En 2015, vous avez sorti Le Désert de la critique. Déconstruction et politique, qui a connu un certain retentissement et auquel vous venez d’adjoindre une préface conséquente. De quoi parle ce livre ?
Renaud Garcia : J’ai commencé par constater qu’un nouveau vocabulaire imprégnait les milieux de critique sociale et culturelle, que la notion de déconstruction, à l’origine seulement liée à une technique originale de lecture des textes, devenait une forme d’impératif militant : il fallait déconstruire les choses, se déconstruire aussi, et les militants se déchiraient à ce propos. L’objectif du livre était de remonter du symptôme jusqu’à la maladie. Je suis donc allé relire les philosophes de la déconstruction (Derrida d’abord, puis Foucault et Deleuze), car, s’ils n’étaient pas nommément cités (ce qui arrivait souvent), leur pensée critique se trouvait décantée et réduite à des « trucs », des procédés permettant de pointer certaines zones d’ombre de la critique sociale. Tel ce raisonnement devenu gimmick : ce que vous considérez comme originaire, principiel ou encore naturel, est toujours déjà le résultat d’une histoire, voire un effet de discours. D’où la possibilité de critiquer, mécaniquement, dans toutes les sphères sociales, voire à toutes les époques, le « patriarcat », l’ « hétéronormativité », la « blanchité », etc. Six ans plus tard, je me suis rendu compte que ce que j’avais limité à des courants de gauche extrême passe quasiment pour une pensée « émancipatrice » de sens commun. J’ai élargi le champ à partir d’expériences vécues ou étudiées dans diverses sphères : les écoles d’art, les chanteurs populaires, les séries, les réseaux sociaux… pour exposer combien ce registre critique issu de philosophies souvent abstruses pour les profanes s’était désormais largement diffusé, non sans une déperdition en qualité intellectuelle, il faut bien le reconnaître.
“C’est comme si le geste premier de Derrida avait été annexé et systématisé pour débusquer derrière chaque réalité une construction, une histoire violente, faite d’oublis et d’occultations”
Comment la pensée de la déconstruction, technique et exigeante, a pu ainsi se décanter dans le milieu militant, jusqu’à devenir mainstream ?
Il y a d’abord eu clairement, surtout dans les années 2000, un « moment déconstructionniste » à l’Université, qui a contribué à laisser de côté bien d’autres courants philosophiques (la lignée Lukacs/École de Francfort/Henri Lefebvre, le mouvement situationniste, le courant anti-industriel – Lewis Mumford, Simone Weil, Günther Anders, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau). Toute une génération d’étudiants a été confrontée à cet enseignement comme le nec plus ultra de la pensée critique, ce qu’ils ont contribué à diffuser dans leurs luttes. Utiliser la « boîte à outils » (pour reprendre une expression foucaldienne) déconstructionniste a sans doute quelque chose de grisant : une fois en possession de ces clés de lecture, vous pouvez les utiliser à peu près partout, avec un effet en apparence décapant. Au ras de l’expérience ordinaire, il vous devient par exemple possible de démontrer à la personne à laquelle vous vous adressez que, parce qu’elle est ce qu’elle est, du fait de son être-ainsi, elle charrie plus ou moins consciemment tout un ensemble de représentations et d’attitudes potentiellement oppressantes. Si vous êtes une personne blanche, vous pouvez par exemple « micro-agresser » une personne noire en lui demandant quel est son pays d’origine. Comme si le geste premier de Derrida avait été annexé et systématisé pour débusquer derrière chaque réalité une construction, une histoire violente, faite d’oublis et d’occultations. Outil assez envoûtant, capable de tout dynamiter. Vous mettez en avant des dominations inaperçues, et le champ de la prise de conscience semble devenir beaucoup plus grand. Cela donne le sentiment d’avoir une capacité critique décuplée.
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