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Photo d’illustration : salle d’audience du tribunal correctionnel de Paris. © JB Autissier/Panoramic

La philo au tribunal

Quand le prévenu “ravage” la salle d’audience

Clara Degiovanni publié le 30 mars 2023 6 min

Dans ce nouveau format, Philosophie magazine propose des comptes rendus d’audience enrichis d’un éclairage philosophique. Le but de cette analyse n’est pas de refaire le procès, ni de formuler un avis sur la délibération. Il s’agit de s’interroger sur ce qu’implique philosophiquement la justice en train de se faire. Intéressons-nous aujourd’hui à un cas où le tribunal n’a pas pu aller au bout de son jugement à cause du comportement du prévenu, ayant commis ce que le sociologue Erving Goffman appelle un « ravage ».


 

Certains prévenus croisent les bras, comme pour se protéger. D’autres les mettent derrière le dos, en se courbant légèrement. Monsieur N., lui, garde les bras tendus, écartés et solidement cramponnés à la barre pendant toute la durée de l’audience. Il n’a pas besoin du micro tant sa voix porte fort. En ce vendredi 24 mars, au tribunal correctionnel de Paris, le prévenu, âgé d’une quarantaine d’années, est accusé de violences conjugales et de menaces de mort envers son ex-épouse, absente à l’audience et défendue par l’avocat de la partie civile.

Le juge liste les délits d’une voix monocorde et mécanique, tranchant avec la violence des paroles proférées. « P**e », « enfant de la Dass », « je vais te terminer », « je me vengerai, je vivrai pour ça », ou encore : « t’es à moi, tu es ma propriété » : voilà ce qu’aurait dit Monsieur N. à sa femme, avant de lui cracher au visage et de lui asséner un coup de poing à l’œil gauche. Les réquisitions du parquet tombent. Monsieur prétend « aimer sa femme, mais à mort, visiblement. Il se comporte avec elle comme un propriétaire vis-à-vis de sa proie », décrète le procureur, qui requiert deux ans de prison assortie de six mois de sursis, d’une obligation de soin, d’une interdiction de contact avec son ex-femme et de 1 500 euros de dommages et intérêts à lui verser.

 

« Je ne menace pas : j’agis »

À ce moment-là, Monsieur N. laisse échapper un ricanement. Ce n’est pas la première fois depuis le début de l’audience. Il a également tendance à confondre le rôle des magistrats, à leur couper la parole et à élever la voix… Souvent pour aggraver son cas. Lorsque le procureur revient sur les nombreuses menaces qu’il a proférées, il répond, le visage grave : « J’ai toujours exécuté mes trucs. Je vais au bout de mes idées. Je ne menace pas : j’agis. » De même, quand le juge lui demande combien de temps il a passé en prison, il s’exclame, d’un ton goguenard : « Vous m’avez déjà posé la question l’année dernière ! Treize ans ! Presque plus de temps derrière les barreaux qu’en liberté ! » À plusieurs reprises, les magistrats affirment que ses propos et son comportement sont « très inquiétants ».

“Cela fait des années que je suis aux comparutions immédiates, c’est la première fois qu’il arrive un truc pareil”
Un policier en faction dans la salle d’audience

 

Pourtant, plus l’audience avance, plus le prévenu gagne en assurance. Quand son avocat entame sa plaidoirie, il se met à sourire frénétiquement et à tapoter sur le micro avec ses doigts, produisant un bruit sec qui résonne dans toute la salle. Peu de temps après, il s’étire et va même jusqu’à esquisser un furtif clin d’œil en direction du public. Il accapare toute l’attention et prend toute la place, autant sur le plan physique que sonore.

Le procès bascule au moment où le juge prononce le délibéré. Suivant les réquisitions du parquet, il annonce que Monsieur N. devra verser 1 500 euros de dommages et intérêts à son ex-femme. À cet instant, le prévenu se met à hurler : « Je ne lui donnerai pas 1 500 euros, mais ma grosse b**e ».

Il est immédiatement menotté par les policiers. L’avocat, consterné, quitte discrètement le tribunal. L’audience est suspendue, et toute la salle se lève, dans un murmure indigné. Le prévenu est alors replacé dans ce que l’on appelle la « souricière », le souterrain qui relie la prison au tribunal. Au loin, on entend encore ses cris de rage étouffés. Les policiers présents sur place n’en reviennent pas. « Cela fait des années que je suis aux comparutions immédiates, c’est la première fois qu’il arrive un truc pareil », nous précise l’un d’entre eux.

“En coupant la parole des magistrats, le prévenu se soustrait aux règles d’attribution de la parole fixées par le tribunal”

 

De la « fausse note »…

Ce vendredi 24 mars, au tribunal de Paris, il s’est donc produit quelque chose de plutôt hors du commun : le prévenu a radicalement refusé de « jouer le jeu ». Selon le sociologue américano-canadien Erving Goffman, cette notion de jeu est à prendre au sérieux. Toutes les interactions – saluer son voisin, se marier, se disputer… – sont, selon lui, marquées par la nécessité de respecter les règles du jeu, c’est-à-dire de connaître son rôle et d’adopter le comportement conforme à une situation donnée. Le tribunal, qui se déploie comme une scène, se prête particulièrement à cette vision théâtrale des rapports sociaux.

D’emblée, donc, Monsieur N. refuse d’endosser son rôle de prévenu. En coupant la parole des magistrats, il se soustrait aux règles d’attribution de la parole fixées par le tribunal. Il commet ainsi ce que Goffman appelle des « fausses notes ». Aux yeux du public et des magistrats, il apparaît comme un musicien qui ne connaît plus sa partition… Ou comme un acteur qui refuse ostensiblement de réciter son texte et de respecter les didascalies.

Pour Goffman, le “ravage” désigne un comportement qui a pour conséquence de “profaner” quelqu’un, de lui porter atteinte au sens sacré du terme

 

… Au « ravage »

Mais quand le prévenu se met à hurler : « Je ne lui donnerai pas 1 500 euros, mais ma grosse b**e », l’audience change d’ambiance. Si l’on suit Goffman, cet outrage n’est plus une simple « fausse note » mais un « ravage » (en anglais, havoc), qu’il appelle aussi « messe noire ». Le champ lexical du sacré permet ici de souligner la puissance des règles sociales et institutionnelles, qui fonctionnent comme des interdits religieux. Le ravage désigne bien un comportement qui, selon le sociologue, a pour conséquence de « profaner » quelqu’un, de lui porter atteinte au sens sacré du terme. Cette profanation touche le président du tribunal, l’ensemble des magistrats présents ce jour-là, mais aussi l’ex-femme du prévenu. Si le ravage est si impressionnant, c’est donc parce qu’il menace toutes les personnes en présence et déborde l’espace de parole officiel (que Goffman appelle « la scène »). Même une fois menotté, Monsieur N. continue de « ravager » le tribunal en hurlant depuis le sous-terrain.

Le « ravage » nous enseigne donc deux choses. Il dévoile premièrement les liens puissants qui relient les individus vivant la même situation. Il se présente comme un événement intersubjectif, qui éclabousse voire déborde toutes les personnes en présence des faits, ne serait-ce que par la gêne qu’il produit chez le spectateur silencieux. Dans une audience comme dans un mariage, « les individus forment une équipe », explique le sociologue. Si un problème survient, c’est tout le groupe qui est touché. Et s’il y a un ravage, tout le monde est profané.

Secondement, le « ravage » coupe court à tout échange. Il revient métaphoriquement à envoyer valser le plateau de jeu : à refuser les termes mêmes de la discussion. Il ne s’agit plus de les contourner mais bel et bien de les contester avec pertes et fracas. Ainsi, le ravage met également à nu la fragilité des échanges intersubjectifs. Selon Goffman, il « fait exploser la coquille brillamment opaque » des garde-fous qui régulent les échanges dans une situation donnée. Ce type d’acte montre que la possibilité même de la parole – ici via l’exercice de la justice – est constamment menacée par l’explosion de ses propres cadres. La seule solution est alors d’instaurer une rupture : dans le cas présent, de suspendre l’audience. Quand il y a un tricheur, on peut continuer à jouer. Mais quand il y a un ravageur : c’est la fin de la partie.

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