Paroles, paroles, paroles…

L’humanité n’a jamais autant pris la parole et, pourtant, on s’écoute de moins en moins – la preuve avec les débats parlementaires sur la réforme des retraites. Face à ce constat, l’écrivain, metteur en scène et philosophe Gérald Garutti vient de signer un manifeste, Il faut voir comme on se parle (Actes Sud). Des mots qu'il traduit en actes avec la création du Centre des arts de la parole, à Aubervilliers. Cédric Enjalbert est allé entendre ce qui se passe dans ce lieu inspiré par l'humanisme de la Renaissance.

« “Il faut voir comme on se parle.” C’est sous les huées et une Marseillaise entonnée par l’opposition qu’Élisabeth Borne s’est présentée à la tribune de l’Assemblée nationale pour engager la responsabilité de son gouvernement sur l’adoption de la réforme des retraites, hier. En usant de l’article 49.3, la Première ministre coupe donc court aux débats, déjà précipités par un calendrier législatif accéléré, qui limite le temps d’examen du texte de loi. Alors même que la fonction du “parlement” semble ainsi mise à mal par des bras d’honneur successifs à la chambre des députés, un philosophe appelle à renouer avec les arts de la parole, dans un tout nouveau lieu.

“Il faut voir comme on nous parle”, chante Alain Souchon dans sa Foule sentimentale. Gérald Garutti, écrivain, metteur en scène, agrégé de philosophie et enseignant à Sciences-Po, le détourne pour en faire le titre d’un manifeste, qui vient de paraître : Il faut voir comme on se parle (Actes Sud). Il s’étonne d’abord d’un paradoxe : l’humanité n’a jamais autant pris la parole et, en même temps, on s’écoute de moins en moins. C’est que, à ses yeux, nous avons perdu l’usage du langage. “Telles sont en effet désormais les quatre lois de notre débat national : la réduction universelle à des stéréotypes ; la distribution impérative de catégories exclusives ; l’illusion du choix et l’imposition du rôle ; le recours obligé à un minimum de personnages-clés pour médiatiser tout événement.” Le débat malmené sur le sens du travail et la retraite a parfaitement illustré cet appauvrissement. Contre cette dégradation de la parole publique, Gérald Garutti invite à réapprendre à se parler, dans une tradition humaniste qui, depuis la Renaissance, favorise la conversation comme un art politique. “Il ne faut pas seulement oser ‘prendre’ la parole. Il faut savoir tenir sa parole. La fonder, l’investir, l’habiter, l’incarner, la porter, l’adresser, l’assumer. La bonne nouvelle, c’est que cela s’apprend.”

Le philosophe ne se paye pas de mots ! Il a donné forme à ce vaste programme en inaugurant le Centre des arts de la parole (le CAP) au Point fort d’Aubervilliers. Les sept arts de la parole y seront représentés : “art de la création (le théâtre, le récit, la poésie), art de la transmission (l’éloquence, la conférence), art de l’interaction (le dialogue, le débat)”. Au nord de Paris, dans ce lieu originellement militaire et désormais culturel, l’armée française fabriquait jadis ses “obus toxiques” ; on fourbit désormais dans la commune sequano-dionysienne aux 108 nationalités d’autres types d’armes, plutôt existentielles et philosophiques. Sous un drôle de chapiteau de bois évoquant un cabaret, tout au bout d’une allée serpentant entre des chantiers, une assemblée constituée de personnalités des art et des sciences humaines, dont Frédéric Gros ou Cynthia Fleury, s’est réunie lundi dernier pour lancer le programme du CAP. Le pianiste Karol Beffa improvisait au cours de la soirée, dont le clou du spectacle a été l’intervention du metteur en scène japonais Yoshi Oida, invité à dire ce que signifiait pour lui un “art de la parole”. Lui aussi diplômé de philosophie, l’octogénaire a su montrer le caractère à la fois performatif et relationnel du langage par une simple anecdote de comédien, rappelant comment Peter Brook, dont il fut un compagnon de route, demandait aux acteurs d’improviser “entre des langues” – japonais, anglais, français, grec… – qu’ils ne maîtrisaient pas forcément. Ménageant une extraordinaire qualité d’écoute par sa présence, Yoshi Oida a ainsi démontré ce que parler veut dire : moins signifier que se relier. “Le langage, avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu’un”, notait à sa manière le psychanalyste Jacques Lacan dans ses Écrits. Un cap à tenir ? »

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