Motion de censure : vers une union populaire contre le “bloc bourgeois” ?

Après le choc causé par l’emploi du 49.3 pour faire adopter le projet de loi sur les retraites sans vote à l’Assemblée nationale, les spéculations vont bon train sur la possibilité d’un renversement du gouvernement à la faveur d’une motion de censure. Un bloc populaire, rassemblant notamment la Nupes et le Rassemblement national, est-il en train de voir le jour ? Pour y voir plus clair, appuyons-nous sur les travaux de l’économiste Thomas Piketty.

Comment fait-on chuter un gouvernement ?

Depuis jeudi soir et la confirmation, par la Première ministre Élisabeth Borne, que l’exécutif allait recourir à l’article 49.3 pour faire adopter un projet de loi très impopulaire, les tractations en coulisses vont bon train. Les oppositions tentent de trouver le meilleur moyen de faire adopter une motion de censure, qui serait synonyme de chute du gouvernement. Tandis que le Rassemblement national (RN) se dit prêt à voter une motion de censure présentée par la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), l’inverse n’est pas vrai : en vertu d’un « cordon sanitaire » anti-extrême droite, la Nupes refuse de soutenir un texte élaboré par le RN.

Pour tenter de débloquer la situation, une situation inédite se dessine. Les députés issus d’un petit groupe à l’Assemblée, « Liberté, indépendants, Outre-mer et territoires » (Liot), élaborent une motion de censure transpartisane. En soutenant un groupe issu de tendances diverses – plutôt classé à gauche – et non le RN, la Nupes éviterait ainsi de se fourvoyer idéologiquement. Jean-Luc Mélenchon a d’ailleurs annoncé qu’il la soutiendrait. Pour autant, la motion transpartisane n’est pas assurée de réussir. En comptabilisant tous les votes contre (LFI, socialistes, écologistes, radicaux de gauche, Liot et extrême droite), il manquerait une trentaine de voix pour obtenir la majorité nécessaire au renversement du gouvernement. Des députés centristes ou de droite appartenant à Horizons, au Modem ou aux Républicains, s’y associeront-ils ? Rien n’est moins sûr.

L’alliance« gauche brahmane »-« droite marchande »

Reste que, dans la période de colère et de choc que traverse la société française, tout reste possible. Du point de vue de la sociologie politique, Thomas Piketty évoquait déjà cette possibilité dans son ouvrage Capital et Idéologie (2019). Au cours de sa fresque sur les justifications idéologiques de l’inégalité dans le monde, l’économiste se penche sur le cas de la France. Selon lui, le centre-gauche s’est progressivement privé du soutien des classes populaires. Sa base électorale, qui a tendance à voter pour Emmanuel Macron, est constituée de catégories dotées d’un fort capital culturel.

Reprenant la tripartition des castes en Inde, Piketty appelle cette élite progressiste, mais modérée, la « gauche brahmane ». Une « droite marchande », adepte du libéralisme économique, s’allierait avec elle pour former un centre de gouvernement, qu’illustrent les deux élections d’Emmanuel Macron à la présidence : « “Gauche brahmane” et “droite marchande” peuvent alterner au pouvoir, ou bien gouverner ensemble dans le cadre d’une coalition regroupant les différentes élites. » C’est le cas du macronisme, avec toutes les tensions récentes entre Renaissance et les Républicains que l’on connaît.

Les cartes rebattues ?

Mais le système des castes comprend également un troisième ensemble, composé de plusieurs basses castes, laborieuses et populaires. Ce troisième bloc se sent exclu des décisions de ce l’ « élite ». S’il forme un tout hétérogène, il reste fermement opposé à des réformes libérales. On voit l’analogie avec la situation française présente. D’un côté, le Rassemblement national plaide pour une politique sociale favorisant les « natifs ». De l’autre, la Nupes incarne une gauche radicale et internationaliste. Toute la question est de savoir si ces deux oppositions aux « hautes castes » peuvent s’unir, au moins pour faire tomber le gouvernement et provoquer de nouvelles élections législatives.

Piketty remarque que la coalition actuelle des brahmanes et des marchands est « extrêmement précaire ». Leur domination provoque l’abstention, « un retrait électoral des classes populaires », et fait naître un profond ressentiment « ouvrant la voie à des révolutions violentes et des pouvoirs autoritaires ». S’il craint l’arrivée au pouvoir des « nationalistes », l’économiste voit cependant émerger, un peu partout en Europe et dans le monde, des alliances de nouvelle nature, propres à rebattre les cartes (il évoque ainsi l’alliance, il y a quelques années, entre le mouvement antisystème 5 Étoiles et la Lega nationaliste en Italie).

Si les représentants de gauche répugnent en temps normal à s’allier avec la droite nationaliste, tout devient possible dans une période d’opposition exacerbée au « bloc bourgeois » comme nous la traversons actuellement. Mais des dissidences surgissent dans tous les groupes et – l’échec du gouvernement à rassembler la droite républicaine derrière elle l’a montré – laisse l’avenir incertain. S’il reste peu probable qu’une coalition RN-Nupes-Républicains dits sociaux voie le jour, le long drame politique que traverse l’Assemblée depuis plusieurs semaines ne permet d’exclure a priori aucun coup de théâtre. Réponse lundi, et dans les mois qui viennent.