Lizzo, l’énergie XXL

La chanteuse américaine Lizzo était en concert à Paris, dimanche dernier. L'occasion pour Ariane Nicolas de passer une soirée de fête... mais aussi de réfléchir aux préjugés que nous avons sur les personnes grosses. Elle s'en explique dans notre infolettre du jour.

« Combinaison corail étincelante, ongles de tigresse et boule à facettes géante au plafond. Lizzo, connue par ses tubes About Damn Time ou Juice, s’avance triomphalement sur scène pour l’étape parisienne de sa tournée mondiale, un show précis, tonique et grisant. Dans le public, des étudiants euphoriques, quelques drag queens, et mon amie et moi venues fêter nos 37 ans. Tout ce beau monde acclame la “rappeuse qui twerke en jouant de la flûte traversière”, artiste rigolarde à la voix puissante et au verbe fleuri dont les trois quarts des textes sont jugés “explicites” sur la plateforme Spotify – son dernier album commence par un très décontracté “Hi, motherfucker”. Un détail supplémentaire distingue la popstar de ses homologues Beyoncé ou Lady Gaga : elle est grosse. Très grosse.

Dans son propre vocabulaire, Lizzo est une “big girl”, jeu de mots entre une “grande” et une “grosse” fille, qu’elle aime orthographier félinement “big grrrrl”. La chanteuse pèse environ 130 kilos pour 1,78m. Lizzo a fait de ce corps imposant, que l’OMS jugerait proche de l’obésite morbide, une arme de communication anti-grossophobie. Sur son compte Instagram, Lizzo pose en string, exhibe ses larges cuisses ou ses bourrelets de ventre, martelant : “Mon corps, ce n’est pas votre affaire.” Sur scène, ses danseuses ont également une silhouette forte, au bas mot taille 44. Dès l’intro du spectacle, un message XXL est diffusé à l’arrière-plan : “Mon corps, mon choix.” Un slogan pro-avortement qui vaut aussi pour toutes les remarques désobligeantes qu’elle reçoit de la part d’internautes haineux.

Des chanteuses grosses, on en connaît. A l’opéra, c’est presque la norme : on se dit qu’il faut du coffre (la grosseur serait “utile” au talent) et qu’à côté d’un baryton ventru, une femme en surpoids a bien le droit d’exister. Dans la musique enregistrée, les formes sont aussi tolérées, quoique sous condition : le corps se doit d’être athlétique et bien tenu. Les cuisses de Cardi B ou Madonna sont fermes, leurs seins ronds, leur peau n’est pas d’orange. Quant à Adele, diva pop figurant autrefois dans la catégorie physique de Lizzo, elle a fini par faire un régime et perdre… 45 kilos. Rien de surprenant, me direz-vous, dans une société obnubilée par la minceur des femmes. Mais ce que Lizzo parvient à mettre en lumière – et démonter, c’est une conception de la grosseur qui serait incompatible avec l’idée d’énergie. Entre vêtements XXL et tonicité, il faudrait choisir.

Ce préjugé n’a pas toujours existé. Dans Les Métamorphoses du gras. Une histoire de l’obésité (Éditions du Seuil, 2010), l’historien Georges Vigarello montre comment le regard sur la grosseur a changé au fil des siècles. “Prestigieuse” au Moyen Âge, la grosseur a progressivement suscité de la réprobation, notoirement au XIX^e siècle : “Le corps se fait appareil ‘énergétique’. Il est machine à feu, engin où se calculent la quantité de chaleur introduite et la quantité de travail produite. D’où l’évaluation de l’efficacité, celle du rendement.” La graisse n’est plus une composante inhérente au corps, elle devient une “substance issue d’une énergie non consommée”. Nous vivons encore dans cet imaginaire capitaliste, où toute dépense est censée avoir un effet visible. Or on peut faire du sport, déborder d’énergie et rester gros. Lizzo en est la preuve parfaite.

Moi qui ai une silhouette de girafon, j’éprouve presque de la honte à vivre dans une société où l’on associe ma minceur à une énergie qui me fait pourtant défaut. Je n’ai pas couru plus de dix minutes d’affilée depuis vingt ans, je passe mon temps libre à regarder des films sur mon canapé et je peine à porter seule mon pack de douze bières. Comme Lizzo, “je suis juste née comme ça”, avec une énergie XXS et un métabolisme qui crame tous les burgers que mon corps engloutit. Mais je sais que professionnellement, amoureusement, socialement, je ne risque pas d’en pâtir, contrairement aux personnes grosses. Alors oui, Lizzo a bien raison de rugir : “It’s about damn time” que cette situation change. »

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