Les robots vont-ils faire la guerre à notre place ?
Les États Unis, par la voix de la Secrétaire de la Défense Kathleen Hicks, ont annoncé vouloir se doter d’une immense armée de milliers de robots à l’horizon 2025. Une solution pour réduire les pertes en cas de guerre ? Dans son essai Théorie du drone (2013), le philosophe Grégoire Chamayou y voyait plutôt un danger majeur.
Pourquoi donc vouloir se doter d’armées de robots ? À cette question, plusieurs éléments de réponses peuvent être apportés.
- Dans le cas des États-Unis, l’objectif est d’abord ouvertement géopolitique : alors que l’hégémonie de la superpuissance est de plus en plus contestée, il s’agit de compenser un équilibre démographique considérable (du simple au quadruple) avec la Chine. Le nombre de soldats ne fait assurément pas tout dans un conflit, mais il reste un facteur déterminant.
- Deuxième facteur : l’horizon de guerres menées, non seulement ponctuellement par des drones, mais globalement, sur tous les champs de bataille, par des machines, alimente ce que le philosophe Grégoire Chamayou nomme, dans sa Théorie du drone (2013), « l’utopie d’une guerre convertie en tournoi de machines – batailles sans soldats et conflits sans victime ». Plus besoin de sacrifier des hommes si vous avez les moyens d’envoyer combattre pour vous des machines, dont la destruction ne pose pas de problème moral : la guerre robotique est présentée comme une « guerre propre ».
- Le troisième facteur peut être qualifié d’organisationnel. Les robots, s’ils sont dépourvus de certaines qualités humaines (encore que, les choses peuvent changer grâce au progrès technique), sont en même temps affranchis de certaines « imperfections humaines » : fatigue, problème d’attention, traumatismes, etc.
Une mutinerie des machines est-elle possible ?
On comprend, en somme, l’intérêt actuel pour les armées robotiques. Tout au plus se pose, dans cette perspective, une question dont on dira, sans doute à raison, qu’elle relève de la science-fiction : et si les robots armés par nos soins se révoltaient contre nous comme dans le film Terminator ? Comment pourrions-nous leur résister une fois, si nous les avons améliorés pour être plus performants encore que des soldats humains ? Fiction, répond Chamayou, pour qui le problème des armées robotiques est diamétralement opposé. Pour un commandement militaire, le plus grand avantage d’un robot, c’est de régler le problème de « l’indiscipline dans les armées », d’en « finir avec la possibilité même de la désobéissance et de l’insoumission ». Le problème n’est donc « pas que les robots se mettent à désobéir ; c’est juste l’inverse, qu’ils ne désobéissent jamais ». Supprimer le risque d’indiscipline, c'est « supprimer aussi, en même temps que la possibilité d’un écart de conduite, le principal ressort de la limitation infra-légale de la violence armée – la conscience critique de ses agents ».
“Plus de distance réflexive entre l’arme et celui qui la tient, car personne ne tient plus l’arme”
La guerre robotique, de fait, érode à tout point de vue cette possibilité d’une « conscience critique ». Les robots, à grand renfort d’intelligence artificielle, tendent à devenir autonomes. Ils deviennent les « seuls agents repérables de la violence dont [ils] sont le moyen » : plus de distance réflexive entre l’arme et celui qui la tient, car personne ne tient plus l’arme. Même si ces robots étaient en partie pilotés, comme c’est le cas de certains drones aujourd’hui, la médiation technique introduirait une déréalisation de la situation pour le pilote. L’enjeu éthique de la situation désincarnée échappe en grande partie, dans la mesure où l’individu n’y est plus vraiment impliqué charnellement. De fait, derrière son écran, le soldat-pilote n’est plus exposé au risque létal. Il faut être « encore en un quelque sens victime », au moins potentiellement, pour comprendre la violence que l’on s’apprête à déchaîner sur un autre homme. C’est encore parce que le soldat a l’expérience de l’horreur de la guerre qu’il peut « souffrir de la violence qui [lui est] imposée de commettre » et peut-être, à un moment, remettre en question un ordre qui va trop loin dans l’horreur. Autant de facteurs conjugués qui expliquent pour Chamayou que « le seuil du recours à la violence armée s’abaiss[e] drastiquement ».
Pourquoi éviter la mort à tout prix ?
On assiste dès lors, pour Chamayou, à un revirement radical : alors que le soldat était celui dont le sacrifice était toujours possible, il devient celui dont il faut à tout prix, par tous les moyens, éviter la mort. « La dialectique du sacrifice se dissout alors en impératif d’autoconservation simple. Avec cette conséquence que l’héroïsme, et le courage avec lui, deviennent impossibles. » Bien entendu, l’objet n’est pas pour Chamayou de faire la promotion des vertus guerrières traditionnelles : celles-ci ont servi tout au long de l’histoire des intérêts beaucoup moins nobles qu’elles ne le font croire ; c’est grâce à elles que les États ont pu pousser des millions d’hommes à risquer leur vie sur les champs de bataille. Ce qu’identifie Chamayou tient essentiellement à un renversement. « Le souci de conserver ses forces, d’éviter les pertes inutiles n’a certes en lui-même rien de nouveau ni de spécifique. […] La spécificité est ici que conserver la vie de ses propres soldats soit posé comme un impératif étatique quasi absolu […] Mourir pour sa patrie était certes beau, mais tuer pour elle, elle qui nous dispense désormais de ce lourd tribut, l’est bien plus encore » : tel est le slogan de la guerre contemporaine. « La spécificité est ici que conserver la vie de ses propres soldats soit posé comme un impératif étatique quasi absolu. »
Ce que pointe au fond Chamayou, c’est la dissipation de toute limite à la violence dans la déréalisation de la guerre robotisée. Dès lors que la conservation du corps militaire devient l’exigence absolue, cette exigence autorise un déchaînement toujours plus important de la violence. C’était déjà, en un sens, ce qu’annonçait avec inquiétude Hannah Arendt dans un passage de Du mensonge à la violence (1971) que cite Chamayou : « Seule la constitution d’une armée de robots qui éliminerait complètement […] le facteur humain et permettrait à un homme de détruire quiconque en pressant simplement sur un bouton pourrait permettre de modifier [la] prééminence fondamentale du pouvoir », qui doit toujours faire avec les résistances et les hésitations, les dilemmes et les doutes, « sur la violence » pure, aveugle, mécanique. Difficile de prévoir les effets, potentiellement dévastateurs, si cette violence devait à prendre l’ascendant.
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec…
En Laponie suédoise, l’on peut séjourner dans une chambre d’hôtel baptisée « Biosphère », dans le complexe Treehotel, c’est-à-dire dans…
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec…
Le 21 avril, une lettre rédigée par un ancien officier de l’Armée de Terre, Jean-Pierre Fabre-Bernadac, et signée par de nombreux officiers à le…
Des drones autonomes de conception turque auraient été utilisés en 2020 en Libye, « pour attaquer des cibles, sans qu’il soit…
Günther Anders le reconnaît, il n’est pas très loyal dans cette Bataille des cerises conçu comme un dialogue fictif avec Hannah Arendt, à laquelle il a été marié de 1929 à 1937. Il se donne le beau rôle, puisque ses Dialogues avec…
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec…
Après René Girard et Roger Caillois, notre « livre du jour » consacré à la guerre est l’œuvre d’Alexis Philonenko (1932-2018). Dans…