Leibovici et Mréjen : “Ne plus se sentir responsable de ce que l’on fait, voilà le ressort de la banalité du mal pour Arendt”
Dans le passionnant Cahier de l’Herne qu’elles ont dirigé, Martine Leibovici et Aurore Mréjen ont rassemblé un très grand nombre de textes et d’interventions inédites de Hannah Arendt, des lettres de Raymond Aron, Alexandre Koyré ou Thomas Mann, et sollicité les meilleurs spécialistes de la philosophe allemande devenue américaine, de Miguel Abensour à Roger Berkowitz. Avec un fil conducteur : échapper aux clichés et aux appropriations partisanes dans lesquelles on tend à l’enfermer à coups de citations. Et faire droit à la mobilité de sa pensée. De la « banalité du mal » aux « fake news » en passant par la question des réfugiés, retour sur les grands enjeux d’une œuvre incontournable.
Longtemps marginalisée, Hannah Arendt fait l’objet depuis une vingtaine d’années d’un engouement public et d’une consécration académique. Elle est devenue une référence majeure de la philosophie, même si sa liaison avec Heidegger et sa réflexion sur la « banalité du mal » d’Eichmann continue de susciter la polémique. Dans ce contexte, comment se situe le Cahier de l’Herne que vous lui consacrez ?
Martine Leibovici : L’engouement public pour Arendt, la référence qu’elle est devenue, sont des armes à double tranchant. D’un côté, ceci permet la diffusion et la discussion d’une œuvre majeure ; de l’autre, cette « lumière publique » est obscurcissante, selon une formule de Heidegger qu’elle reprend à son compte. De nos jours, on a l’impression qu’elle est comme « mise à toutes les sauces » – chacun a sa citation d’Arendt, quand des citations complètement inventées circulent jusque dans les réseaux sociaux. De plus, son œuvre a tendance à n’être appréhendée que dans les termes des polémiques que vous évoquez et qui dépassent largement les cercles des disputes académiques. Sans ignorer l’existence de ces polémiques, nous n’avons pas voulu nous laisser imposer leurs grilles de lecture et nous nous sommes adressées à des contributeurs et des contributrices dont nous savions que l’œuvre d’Arendt leur donnait à penser, sans qu’ils s’empêchent pour autant de formuler des critiques à son encontre. Ce que j’aime chez Arendt, c’est la façon dont elle est travaillée par des tensions qui résistent aux lectures unilatérales et aux appropriations partisanes. Sa pensée politique a un côté libertaire : elle insiste sur l’absence de fondement transcendant la société, sur une capacité des hommes à agir, c’est-à-dire à innover ensemble et qui n’est pas indexée à la souveraineté étatique, mais d’un autre côté, elle a le souci de l’institution et même de la loi – dont la dimension est radicalement subvertie en régime totalitaire. Une lecture strictement libertaire d’Arendt bute sur sa conviction qu’il nous faut protéger les données fondamentales de la condition humaine, que tout n’est pas révolutionnable ; une lecture strictement conservatrice ne sait que faire de son refus de considérer l’obéissance comme une vertu et de sa sympathie pour les moments révolutionnaires. Quand on lui demandait comment elle se situait, Arendt répondait « I don’t fit », je ne rentre pas dans un cadre. C’est cette Arendt-là que nous souhaitons faire apparaître au travers des contributions qui composent le volume.
Aurore Mréjen : À mes yeux, le succès d’Arendt vient aussi de la singularité de sa démarche : elle cherche toujours à penser l’événement et pas à plaquer sur lui des concepts préétablis. Sa grande enquête sur Les Origines du totalitarisme s’ouvre sur trois questions : Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? Elle analyse d’abord les dispositifs par lesquels les êtres humains ont pu être réduits dans les camps de la mort à des êtres « superflus ». Après avoir privé les individus de leur personnalité juridique et morale, en soustrayant certaines catégories de personnes à la protection de la loi et en forçant les victimes à participer à leur propre destruction, les nazis détruisent leur individualité même, en les réduisant à « d’affreuses marionnettes à faces humaines… qui toutes se comportent de manière parfaitement prévisible même quand elles vont à leur propre mort, et qui ne font que réagir ». Dans un deuxième temps, avec Condition de l’homme moderne (1958), elle se demande ce qui résiste dans la condition humaine à cette tentative totalitaire d’éliminer la possibilité même de la spontanéité. Et elle y développe sa conception originale de la liberté comme action plurielle dans l’espace public. De même, lors du procès d’Eichmann, elle analyse la façon dont l’accusé se défend, et elle se trouve saisie par son absence de pensée et de jugement. Et c’est par la suite, avec La Vie de l’esprit (1978), qu’elle s’interroge, à partir de cette expérience, sur ce qui fait le ressort des activités de penser et de juger. Si l’absence de pensée peut conduire au mal extrême, l’activité de penser permet-elle de l’éviter ? Voilà le mouvement qui me semble emblématique de sa pensée, et précieux. Au lieu d’enfermer l’événement dans une grille de lecture préétablie, elle se laisse d’abord saisir par lui. Ses concepts ne sont pas des catégories dans lesquelles elle range le réel, ils sont le produit de sa confrontation avec le monde. D’ailleurs, elle disait elle-même qu’elle n’était pas philosophe mais « une sorte de phénoménologue ».
“Aujourd’hui, Arendt est ‘mise à toutes les sauces’ – chacun a sa citation d’Arendt, quand des citations complètement inventées circulent jusque dans les réseaux sociaux”
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec…
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