L’art de prendre sa revanche, ou perdre pour mieux gagner

Comment transformer une défaite en victoire ? Après l’élimination de tous les candidats de gauche dès le premier tour de l’élection présidentielle, c’est la question que se posent aujourd’hui les différentes composantes de la gauche française, des « insoumis » aux socialistes en passant par les écologistes, au travers du projet d’une alliance en vue des élections législatives. Si l’on parle beaucoup d’une ambition personnelle du côté de Jean-Luc Mélenchon, il semble que cette aspiration soit partagée par ses nouveaux alliés, le chef de file du Parti communiste Fabien Roussel ayant fait part de sa volonté de se « rassembler et [de] construire cette grande coalition de gauche pour enfin prendre notre revanche ».

Mais qu’est-ce qu’une bonne revanche ? Et en quoi se distingue-t-elle de la posture du revanchard obnubilé par la seule idée d’écraser celui qui a gagné la première bataille ? À suivre l’éthique stoïcienne de Sénèque, qui invite à mesurer tout ce qui échappe, dans l’échec comme dans la victoire, à notre volonté, la bonne revanche consiste à prendre conscience de ses faiblesses pour les corriger, nous adapter et gagner différemment. Alors seulement, la quête de la revanche, qu’elle soit victorieuse ou pas, est digne d’être poursuivie.

• Pour prendre sa revanche, non pas par volonté de terrasser le concurrent mais pour transformer sa défaite en victoire, il faut commencer par considérer que cette défaite n’est pas une fatalité, mais qu’elle ouvre un chemin positif. Pour cela, paradoxalement, il faut arrêter de considérer la victoire comme un absolu. Pour Sénèque, la victoire est un « hochet de la fortune ». Les stoïciens – comme les épicuriens – distinguent en effet ce qui dépend de nous et ce qui dépend de l’ordre naturel des choses et échappe à notre volonté. Les grandes victoires, politiques ou militaires par exemple, dépassent les individus. Dans le De constantia sapientis (De la constance du sage), Sénèque écrit : « Ne te figure pas que je sois vaincu, ni toi vainqueur : c’est ta fortune qui a vaincu ma fortune. » Dans la mesure où elle ne dépend pas de nous, la victoire ne doit donc pas être recherchée à tout prix. Cela reviendrait à forcer son destin dans une volonté de puissance individuelle qui n’est pas conforme avec l’ordre du monde, qu’il s’agit de connaître et de respecter. Vaincre à tout prix, c’est chercher à écraser l’adversaire. Or dans un tel cas, c’est le vainqueur qui nuit à autrui, alors que le vaincu tire une forme de sagesse et de vertu dans sa défaite. Dans ses Lettre à Lucilius, Sénèque met en garde contre tout triomphalisme qui viendrait à humilier son adversaire : « Ne va pas croire que quiconque tire son bonheur du malheur d’autrui. »
• Pour Sénèque, paradoxalement, la défaite est plus formatrice que la victoire. Il peut même y avoir une forme de grandeur morale dans l’humilité de celui qui ne cherche pas à triompher pour un but personnel. Comment penser la revanche, dans ce cadre ? Pour qu’une victoire soit véritablement juste, il faut que celui qui la remporte ait des visées respectables. Or les victoires guerrières et politiques résultent bien souvent d’une volonté de puissance. Et Sénèque de mettre en garde contre « la cupidité, l’ambition, la crainte de la mort, victorieuses de ceux qui ont vaincu le monde ». S’il fallait choisir entre une victoire par pure volonté de vaincre et une défaite dans laquelle on n’a pas trahi ses vertus, c’est la deuxième option qui est la bonne. Or, en politique, est-il possible de vaincre sans volonté de triompher et d’écraser l’autre ? Rien n’est moins sûr, pour le penseur romain. Pour autant, vouloir prendre sa revanche n’est pas mauvais en soi. Il convient simplement d’être conscient de l’objectif qu’elle sert. S’agit-il d’humilier celui qui nous a précédemment vaincu ? Cela n’apportera rien à notre grandeur morale… car ce n’est pas la victoire en elle-même qu’il faut viser, mais le fait de ne pas se trahir. À propos de Stilpon de Mégare, philosophe grec ayant tout perdu lors d’une attaque, Sénèque écrit : « Il vainquit la victoire de son ennemi. “Je n’ai, dit-il, rien perdu. Tous mes biens sont avec moi : justice, valeur, sagesse”. » Aussi, en politique comme ailleurs, la véritable revanche est celle qui permet de rester juste, même lorsque l’on a été vaincu.
• Quel enseignement en tirer pour ceux qui aspirent à prendre leur revanche à gauche, aujourd’hui ? Pour que celle-ci soit féconde, la passion qui anime les défenseurs d’une union doit, justement, se défaire de l’esprit de vengeance au bénéfice d’une véritable ambition politique partagée. De sorte que, même si ce projet d’union venait à échouer, leur défaite ne trahisse pas cet idéal.