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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Projection du portrait de George Floyd sur la statue équestre du général Lee, chef des forces confédérées lors de la Guerre de Sécession, le 18 juin 2020 à Richmond (Virginie). © Tasos Katopodis/Getty Images/AFP

Entretien

Kwame Anthony Appiah : “L’antiracisme, ce n’est pas faire comme si les races n’existaient pas”

Kwame Anthony Appiah, propos recueillis par Agnès Botz publié le 24 juin 2020 18 min

Alors que la vague d’indignation provoquée par la mort de George Floyd aux États-Unis crée un débat sans précédent sur la persistance du racisme, nous avons interrogé le philosophe Kwame Anthony Appiah. Grande figure du cosmopolitisme, auteur d’essais remarqués sur le rôle de l’honneur et de l’humiliation dans les grandes révolutions morales de l’histoire, il ne s’était pas encore exprimé sur cet événement. Revenant sur la portée de cette exécution publique, il démonte avec un rare sens des nuances le racisme structurel et la violence systémique qui s’abat sur les Noirs aux États-Unis, porte un jugement subtil sur le déboulonnage de statues et donne à comprendre comment la lutte contre le racisme peut faire place aux identités raciales sans renoncer à l’universel. Une véritable leçon de philosophie morale.

 

Comment avez-vous personnellement ressenti l’assassinat de George Floyd, maintenu immobilisé par les genoux d’un officier de police pendant près de dix minutes alors qu’il ne cessait de lui répéter qu’il ne pouvait plus respirer ? Comme un Noir qui a pu être, lui aussi, victime de racisme dans le passé ? Comme un résident et un enseignant aux États-Unis ? Ou comme un « philosophe cosmopolite » ?

Kwame Anthony Appiah : Il est difficile d’évaluer à quel point notre propre identité conditionne notre réaction à un événement. Notre manière d’être procède tellement de notre inconscient... Mais ma réaction, avant tout et inévitablement, a été d’ordre moral : ce que je voyais là ne devrait tout simplement jamais arriver. Et puis ce n’est pas en fonction de notre identité sociale que nous prononçons des jugements moraux, mais en tant que sujets moraux. Ces jugements, lorsqu’ils sont justes, sont universels. Ce qui ne signifie pas que tout le monde jugera correctement la situation. Mais dans le cas présent, je ne pense pas me tromper en disant que ce qui est arrivé, quasiment personne ne l’a défendu. Et par « ce qui est arrivé », je veux non seulement dire que M. Floyd a été tué, mais aussi qu’il a été honteusement torturé. On lui a refusé la dignité la plus fondamentale qui est due à tout être humain : être traité en tant que tel. En réalité, un épisode unique comme celui-ci ne modifie guère mon opinion en général. Pour les non-Blancs, quel que soit leur statut professionnel ou leur niveau d’études, il est acquis que les interactions avec la police sont plus risquées que pour les Blancs. Et effectivement, des centaines de Noirs sont tués par la police chaque année ; mais il faut savoir qu’en soi, j’ai quand même plus de risques d’être tué par un civil, dans un pays où 40 à 50 personnes sont assassinées tous les jours. Ainsi, aux États-Unis, lorsque je croise un officier de police, je crains plus les humiliations au quotidien que la mort.

“Derek Chauvin, le policier qui écrasait George Floyd sous son genou, savait pertinemment qu’il était enregistré. C’était un geste de défi” Kwame Anthony Appiah

 

Selon vous, la mort de George Floyd procède-t-elle d’un racisme « systémique », entretenu par toutes sortes de pratiques sociales et d’institutions aux États-Unis ? Ou s’agit-il plutôt d’un crime isolé, qui n’est pas particulièrement représentatif des relations sociales et institutionnelles entre Noirs et Blancs de ce pays ?

D’un point de vue rationnel, dans le meurtre de M. Floyd, ce n’est pas le fait qu’un Noir ait été tué par un seul officier de police américain qui pose question. Ça, ça arrive plusieurs fois par semaine – aux États-Unis, un Noir sur mille décède dans les mains de la police. Mais ce n’est pas non plus le fait qu’un être humain ait été tué par un officier de police américain. Car ça, ça arrive plusieurs fois par jour en moyenne – la plupart du temps par arme à feu, d’ailleurs. Non, ce qui était le plus frappant, c’est que Derek Chauvin, l’officier de police, regardait la caméra droit dans les yeux. Il savait qu’il était enregistré, et l’on eût dit que c’était précisément pour cette raison-là qu’il s’est comporté ainsi. C’était un geste de défi. Comme si l’acte était sciemment dirigé contre la jeune Noire qui le filmait : « Tu vois, j’ai le droit de faire ça, et tu ne peux pas m’en empêcher. » Il faut situer cet événement dans le contexte des relations entre la police américaine et la communauté afro-américaine. 50% des Afro-Américains se plaignent d’avoir été injustement traités par la police – contre 3% pour les Blancs. Les policiers américains sont bien plus susceptibles de manquer de respect aux Afro-Américains, de ne pas les traiter aussi équitablement et aussi dignement que les Blancs. Et il est très rare qu’un policier responsable de maltraitance soit sanctionné : même si les officiers de police américains tuent des centaines d’Afro-Américains chaque année, ils ne sont quasiment jamais condamnés pour leurs actes. Dans une affaire célèbre à New York, qui avait été déclenchée par la mort par asphyxie d’Eric Garner il y a six ans, le policier responsable de sa mort n’a jamais dû comparaître en justice, et il n’a été limogé que cinq ans plus tard. Alors même que dans une vidéo, qui anticipait avec une étrange similarité le meurtre de George Floyd, on voyait déjà la victime au sol dire en pleurs : « Je ne peux plus respirer » – une vidéo à l’époque vue par des millions de personnes. Derek Chauvin ne s’est probablement jamais dit qu’il était filmé en train de tuer un homme ; voilà pourquoi, pour ma part, je ne parlerais pas d’assassinat. Ce qu’il pensait être en train de faire, c’était d’humilier un homme et de montrer à tous ceux qui regardaient la scène – dont la majorité était noire – qu’il n’avait pas peur d’être sanctionné pour avoir refusé à M. Floyd ce qui, selon moi, n’est que le respect de base que l’on doit normalement à tout être humain. Pour moi, ce manque de respect affiché, et la certitude de ne pas devoir en répondre, n’avaient rien d’anormal par rapport aux relations qui existent depuis toujours entre la police américaine et les Noirs. Ce qui ne veut pas dire que la majorité des policiers agit de la même manière. Il apparaît souvent que les policiers dont le mauvais comportement attire l’attention des médias ont déjà un lourd passif de plaintes portées contre eux par des civils : c’était le cas de Derek Chauvin, et c’était aussi le cas du policier new-yorkais responsable de la mort d’Eric Garner. Mais il est vrai que la plupart des policiers qui assistent à ce genre de comportements n’intervient pas. Ils n’essaient pas de s’interposer et n’en font jamais rapport. Et même si le système fait grand bruit des enquêtes qu’il engage pour y voir clair, au final, il n’agit quasiment jamais. C’est ce qu’on appelle du racisme structurel. Les policiers en question – et dans l’affaire Floyd, deux sur quatre n’étaient pas blancs – ont une morale qui correspond à celle de la majorité des gens. Ils font partie d’un système qui, fondamentalement, refuse toute dignité aux Noirs. Ils ne traitent donc pas les Noirs avec respect. Dans ce système, une telle attitude demanderait de l’imagination morale, voire de l’héroïsme. Ce n’est cependant pas vrai partout. Il y a des villes, comme Camden, dans le New Jersey, où les responsables politiques ont décidé de réagir face aux relations désastreuses qu’ils ont constatées entre la police et les Noirs. Il y a quelques années, ils ont fermé leurs services de police et délégué leur autorité au comté. Et lorsque les manifestations contre le meurtre de M. Floyd ont commencé, le chef de la police de la ville, un Blanc, a rejoint le mouvement. Tout n’est pas parfait à Camden, mais c’est la preuve qu’on peut faire quelque chose lorsque les autorités sont impliquées. Phénomène remarquable, très souvent, les drames qui arrivent aux Noirs américains reflètent ce qui est dramatique pour l’Amérique toute entière. Les Noirs américains sont comme les canaris qu’on utilisait dans les mines de charbon [parce qu'ils mourraient plus tôt en cas d'émanations toxiques, et que cela servait d'avertissement pour les mineurs]. Du fait que les Blancs sont bien plus nombreux que les Noirs, même si les Noirs sont deux fois plus souvent tués que les Blancs, le nombre total de Blancs tués demeure beaucoup plus élevé. Au cours des dix dernières années, la police norvégienne n’a abattu personne. L’année dernière, la police britannique a tué trois personnes. Mais aux États-Unis, en 2019, notre police a tué plus de mille personnes par arme à feu. Et s’il est très rare que des policiers eux-mêmes soient tués en Angleterre ou en Norvège, cela arrive environ une fois par semaine aux États-Unis. La disproportion dans le nombre de tueries de Noirs est inadmissible, mais il est tout aussi choquant que tant d’Américains, toutes races confondues, soient tués au cours d’interactions entre la police et la population civile. Les disparités raciales se lisent tout aussi bien dans le nombre de morts causées par le coronavirus : il reflète le handicap sanitaire que l’on porte en étant Noir et pauvre aux États-Unis. Mais le chiffre global de la mortalité due au Covid est des dizaines de milliers de fois plus élevé que ce qu’il aurait pu être si le gouvernement américain s’était montré plus responsable. Et la maladie se serait propagée beaucoup moins vite si tous les Américains avaient eu le même accès à des soins de qualité.

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