Je ne suis pas Johnny Hallyday

« J’ai été victime d’antonomase. Pas une maladie contagieuse mais cette figure de style consistant à faire d’un nom propre un nom commun. Parmi les plus connus, pensez donc à Tartuffe ou à Don Juan… La liste est longue et j’ai été “Sosie”, cette semaine.

Je sortais de la Comédie-Française. Un ami m’avait invité à voir Médée et nous poursuivions la soirée dans un café de la place Colette, en évoquant cette adaptation de la tragédie d’Euripide. Les partis pris résolus de la metteuse en scène Lisaboa Houbrechts nourrissaient la conversation mieux que nos croque-madames commandés en vitesse, quand un membre de la troupe nous a rejoints. Nous parlions et, entre deux gorgées d’un bordeaux cramoisi, il s’est arrêté pour s’étonner de ma ressemblance avec l’un de ses confrères sociétaires. Ce n’est pas la première fois qu’on me le dit et il est même arrivé qu’on m’interpelle dans la rue pour féliciter “ma” prestation. J’aurais, paraît-il, également un autre “sosie” : l’acteur Louis Jourdan, qui est mort, lui, mais qu’on a pu voir dans Octopussy – il y interprétait le méchant face à James Bond. Et vous, à qui ressemblez-vous ? Ou qui vous ressemble ?

Comme Mentor, Mécène ou Silhouette – respectivement le précepteur de Télémaque, un général romain sous Auguste et un contrôleur des impôts au XVIIIe siècle –, Sosie est donc une antonomase. Il désigne d’abord un personnage dans une pièce de Plaute, Amphitryon. L’auteur latin imagine une série de quiproquos : Jupiter et Mercure se font passer respectivement pour Amphitryon et son valet Sosie, afin d’abuser d’Alcmène, l’épouse du maître des lieux. Le sosie n’est donc d’abord pas celui qui imite (le fan de Johnny ou d’Elvis, par exemple), mais bien celui qui est imité et dont on usurpe l’identité. La tragi-comédie débute ensuite quand les doubles se font face, et Sosie avertit Mercure : “Tu ne m’empêcheras pas d’être moi. Nous n’avons pas chez nous d’autre Sosie que celui-ci.” Mais comment départager les doubles ? Sosie, à lui-même : “Assurément, quand je le regarde, quand je me rappelle ma figure, que j’ai si souvent vue au miroir, la ressemblance est étrange. […] Nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. Pourtant, quand j’y pense, je suis le même que j’ai toujours été ; je connais mon maître, je connais notre maison, et je sens que je n’ai pas perdu l’esprit.”

Alors qui suis-je, moi qui dis je ? Pour résoudre le paradoxe de l’identité – je suis le même malgré une multiplicité d’états et d’apparences –, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) en appelle, comme Sosie, à “l’identité narrative”. Selon lui, le récit de notre histoire propre permet en effet de transformer l’“identité-idem” – les signes formels qui nous rendent identifiables extérieurement – en une “identité-ipse” – soit la volonté d’un “maintien de soi” au-delà des apparences physiques, à travers un récit personnel qui fait l’unité du sujet. C’est pourquoi, “quel que soit le sosie, l’important est moins sa ressemblance avec son ‘dieu’ que la conviction et les efforts qu’il déploie pour y parvenir ; en somme, sa conviction”, écrit autrement Philippe Artières dans un drôle d’opuscule intitulé Les Deux Corps du philosophe (2021). Profitant d’une certaine ressemblance, l’historien s’est amusé durant le confinement à prendre vingt photos en noir et blanc de lui en… “sosie de Michel Foucault”. Or dans le texte introductif, il s’étonne d’être, aux côtés des stars de la musique ou du cinéma, sans doute le premier sosie d’intellectuel. “Je n’ai pas souvenir d’avoir croisé, ou même vu en photographie, un sosie de Gaston Bachelard, de Louis Althusser, de Simone de Beauvoir, de Pierre Bourdieu ou de Roland Barthes”, qui ont pourtant “bien un corps”. Un créneau à prendre ? »

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