Jan-Werner Müller : “L’incertitude est un avantage crucial de la démocratie par rapport à l’autoritarisme”

Nous sommes peut-être à la veille d’une guerre en Ukraine entre la Russie et l’Otan. Au-delà des intérêts géostratégiques des deux camps, pensez-vous que ce sont deux conceptions de la démocratie qui s’opposent ? 

Jan-Werner Müller : Pas vraiment. Certes, Vladimir Poutine a inventé un modèle d’autocratie kleptocratique susceptible d’être copié ailleurs, et qui revêt donc, en ce sens, une dimension internationale. Mais, à ma connaissance, il ne se trouve personne pour théoriser ce modèle ou pour l’inscrire dans une histoire des valeurs morales. Poutine a également tenté de mener une guerre culturelle transnationale dans laquelle la Russie défendrait les valeurs traditionnelles abandonnées par un Occident en pleine décadence : et il est vrai que ce positionnement-là a trouvé davantage d’écho, y compris chez certains intellectuels américains. Mais ce débat ne concerne pas la démocratie elle-même, et certains des intellectuels pro-Poutine en Occident sont clairement ce qu’au XX^e siècle on aurait appelé des « idiots utiles ».

“Aujourd’hui, les populistes autoritaires de droite – en Hongrie, en Inde, etc. – proposent un contre-modèle qui invoque également les principes démocratiques”
Jan-Werner Müller

Votre livre s’ouvre sur le constat d’une démocratie durement mise à l’épreuve et contestée sur ses terres historiques, que ce soit en Europe, aux États-Unis. Mais n’est-ce pas l’état normal de la démocratie d’être toujours bousculée, contestée… Bref, d’être constamment en crise ?

Je suis d’accord avec vous. Que les citoyens critiquent leurs démocraties existantes ou qu’il y ait de profonds défis politiques ne constituent pas des raisons suffisantes pour qu’on puisse parler de « crise ». Mais ce qui est différent aujourd’hui, c’est que les populistes autoritaires de droite – en Hongrie, en Inde, etc. – proposent un contre-modèle qui invoque également les principes démocratiques. Dans ce contexte, j’ai estimé qu’il était important de revoir le sens propre de ces principes et de les comprendre correctement. Par ailleurs, ce qui constitue un vrai problème actuellement – et je ne prétends pas que mon constat soit complètement nouveau sur ce point –, c’est ce que j’ai appelé dans le livre la « double sécession » : les très riches se placent en dehors du contrat social, tandis les plus démunis ne participent plus au système politique. Voilà un défi structurel plus profond, et la notion de crise est ici justifiée.