Hey, senior !

Le mot “retraite” est sur toutes les lèvres, et pourtant, on en oublierait presque leur existence : les vieux ! Un film braque la caméra sur cet impensé.

« “Senior”. C’est le mot employé quand on est embarrassé d’en parler. Mais Laure Adler goûte peu la douceur euphémistique de cette novlangue. Avec impertinence, elle a donc intitulé son documentaire, diffusé mercredi soir sur France 2 et disponible en replay, La Révolte des vieux. Il est l’aboutissement d’une enquête menée depuis plusieurs années. En 2020, alors qu’elle fêtait elle-même ses soixante-dix ans, l’essayiste faisait paraître un “carnet de voyage” au “pays” de la vieillesse – La Voyageuse de nuit (Grasset). Inspirée par Simone de Beauvoir, elle y montrait l’invisibilité dont souffre cet âge rejeté hors de la vie “active”. Avec la même liberté de ton, elle cherche, dans l’adaptation de cette réflexion sur écran, à cartographier le nouveau monde qui s’ouvre à nous quand on vieillit.

Or “nous vivons dans une conception quasi raciste de l’âge”. Edgar Morin, centenaire, le déplore. Le philosophe compte parmi les personnalités interrogées par Laure Adler (aux côtés des historiennes Mona Ozouf et Michelle Perrot), et il s’étonne que l’on isole aussi drastiquement la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse, comme s’il s’agissait de trois vies distinctes. Car “chacun a en lui tous les âges de la vie”, poursuit-il. Marcel Proust écrivait quant à lui, et dans le même esprit, que “c’est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d’années que la vie fait ses vieillards”. Les jeunes – la journaliste leur demande – éprouvent du dégoût pour les vieux mais adorent leurs grands-parents. Comment comprendre ce paradoxe ? C’est que la vieillesse n’est pas qu’un fait biologique ; elle est aussi une affaire de représentation et de stéréotypes. Ceux-ci valorisent la jeunesse active et confinent “l’inactif” à l’inutile. “Pour la société, la vieillesse apparaît comme une sorte de secret honteux dont il est indécent de parler”, écrivait Beauvoir dans La Vieillesse, en 1970. Les vieux, “on semble considérer qu’ils appartiennent à une espèce étrangère”. Et “cette illusion commode, les économistes, les législateurs l’accréditent quand ils déplorent le poids que les non-actifs représentent pour les actifs : comme si ceux-ci n’étaient pas de futurs non-actifs et n’assuraient pas leur propre avenir en instituant la prise en charge des gens âgés.”

C’est bien cette solidarité entre les âges qui est au cœur des débats aujourd’hui. Le constat dressé par le Castor il y a 53 ans a sans doute évolué, et désormais, les retraités ne figurent plus parmi les catégories les plus pauvres de la société. Mais il reste que “l’économie est basée sur le profit, c’est à lui pratiquement que toute la civilisation est subordonnée : on ne s’intéresse au matériel humain que dans la mesure où il rapporte. Ensuite, on le jette.” Le documentaire joyeux de Laure Adler s’intéresse au contraire à toutes les facettes de cette expérience du “devenir”, qu’il s’agisse de la crainte de la dépendance ou du désir sexuel. “La vieillesse est l’expérience d’une nouveauté pleine de détresse et de vitalité”, me confiait ainsi l’écrivain Pascal Quignard, lors d’un entretien qui m’a marqué, paru dans ce dossier : “À quoi voit-on qu’on a vieilli ?” À quoi ? À une inclination exagérément fataliste, disions-nous, justement… Tout l’inverse de la révolte ! »

Vous pouvez également retrouver nos billets dans votre boîte aux lettres électronique en vous abonnant gratuitement à notre infolettre quotidienne.