Faudrait-il annuler la “cancel culture” ?

Comment définir la cancel culture ?

François Noudelmann : C’est une pratique sociale qui vise à moraliser le langage et les représentations en exerçant des pressions pour interdire des discours, exclure des œuvres ou des personnes jugées politiquement incorrectes. La cancel culture s’exerce en priorité à l’université, dans le journalisme et dans le milieu de l’art. 

Quand est-elle apparue ?

C’est très récent. J’enseigne depuis une vingtaine d’années aux États-Unis, et depuis deux ans, j’entends dire que certains profs sont cancelled, c’est-à-dire « annulés ». Les étudiants d’un campus se mobilisent sur les réseaux sociaux et organisent le boycott du cours d’un prof, parce qu’il a tenu des propos jugés sexistes ou racistes. Du jour au lendemain, même s’il s’agit d’un spécialiste renommé, un prof peut se retrouver devant sa classe vide. Et l’institution elle-même est très démunie face à ce phénomène. Par exemple, la poétesse Laurie Sheck a été dénoncée par une étudiante, parce qu’elle s’était demandé, dans un atelier d’écriture, pourquoi le film de Raoul Peck consacré à James Baldwin était intitulé I’m Not Your Negro [« Je ne suis pas votre nègre », 2016], alors que le terme employé par Baldwin était « N word ». La New School for Social Research a mené une enquête à charge. Laurie Sheck a été soutenue par le PEN Club et finalement maintenue en poste.

Vous avez en tête d’autres cas qui ont marqué l’opinion publique américaine ?

Un exemple emblématique est celui de Woody Allen. Sa fille, qu’il a eue avec Mia Farrow, l’accuse d’attouchements. L’affaire est complexe, mais Woody Allen, qui n’a pas été condamné par la justice, est cancelled. Aucun de ses films n’est plus distribué aux États-Unis. Un éditeur américain a accepté de publier son autobiographie [la traduction est parue en juin dernier chez Stock sous le titre Soit dit en passant], mais il a dû reculer, car ses employés ont menacé de démissionner. Ailleurs, des professeurs de cinéma mettent certains réalisateurs et films à l’index, comme À bout de souffle, parce que Jean-Paul Belmondo est beaucoup trop insistant avec Jean Seberg pour faire l’amour avec elle et qu’il n’entend pas qu’elle dit « non ». L’une des caractéristiques de la cancel culture est que ses jugements sont rétrospectifs et anachroniques. The New York Times a publié une tribune de Farah Nayeri appelant à annuler les expositions de Paul Gauguin, au motif qu’il a abusé de jeunes Tahitiennes. Question : jusqu’où remontera-t-on ?