Bienvenue dans l’ère des coups flous
Pour certains observateurs, on a assisté, lors du 6 janvier dernier, à une tentative avortée de coup d’État ou d’autogolpe, ce processus par lequel un dirigeant élu démocratiquement au pouvoir s’y maintient illégalement. Pour d’autres (notamment le New York Times dans ses gros titres ou l’encyclopédie collaborative Wikipédia), à un « saccage » ou à un « assaut en masse » mené contre une institution gouvernementale. Pour d’autres encore, à un épisode de chaos provoqué, d’insurrection (mot employé par la requête parlementaire de destitution de Donald Trump) ou encore à un acte de sédition.
Le débat sémantique autour de la qualification de l’attaque violente menée par des émeutiers pro-Trump contre le Capitole à Washington, s’est avéré intense. Il reflète la difficulté à étiqueter facilement cet événement qui a vu les partisans du président sortant, et bientôt sorti, envahir le siège du pouvoir législatif le jour de la validation des résultats de la dernière présidentielle, réussissant à la retarder mais pas à l’empêcher.
Plus largement, ce flou reflète celui qui s’est emparé de nos démocraties aujourd’hui : comme l’expliquent les théoriciens de la « déconsolidation démocratique », celles-ci, désormais, ne meurent pas tant dans un assaut brutal que dans un effritement progressif… dont l’échec d’un assaut brutal peut faire partie.
- « Traitez-moi de ringard, mais quand le président des États-Unis encourage des insurgés en armes à pénétrer dans le Capitole et à menacer la sécurité physique des membres du Congrès dans le but de rester au pouvoir, j’appelle cela une tentative de coup d’État », s’est exclamé Robert Reich, l’ancien secrétaire au Travail de Bill Clinton. Une piste d’analyse qui ne fait pas consensus. Les trois critères d’un coup d’État sont l’utilisation de méthodes illégales et anticonstitutionnelles (c’est le cas) dans le but de renverser l’exécutif (ici, l’exécutif élu mais non investi encore, dans cet étrange entre-deux de la démocratie américaine) par des agents de l’État, par exemple des fonctionnaires gouvernementaux ou des membres des forces armées : cela n’a pas été le cas ici, même si certains jugent que la police a péché par passivité. Mais cela ne fait évidemment pas du 6 janvier une « simple » émeute non plus. Plusieurs chercheurs, dont l’historien du fascisme et du régime de Vichy Robert Paxton, l’ont par exemple comparé à l’émeute antiparlementaire du 6 février 1934 à Paris, qui a pavé la voie à une radicalisation antidémocratique d’une partie de la droite française.
- L’un des aspects les plus instructifs dans les réactions et analyses aux événements du 6 janvier, c’est le flou, l’entre-deux, où elles se débattent souvent. « Cela n’était pas un coup d’État dans la définition traditionnelle du terme […] mais c’était quand même quelque chose d’autre qu’une simple émeute », écrit ainsi le chroniqueur du New York Times Ross Douthat quand, de son côté, Jonathan Bernstein, de l’agence Bloomberg, reconnaît « ne pas vraiment savoir comment faire sens des événements du 6 janvier » avant de lancer plusieurs pistes d’interprétation à combiner.
- Si l’on dépasse la seule analyse du 6 janvier, ce flou est lui-même constitutif de l’analyse de ce qui produit aux États-Unis depuis cinq ans, et plus largement dans les démocraties occidentales. Depuis plusieurs années, des théoriciens de la démocratie expliquent en effet que la menace la plus sérieuse qui pèse sur elle n’est pas son renversement violent par un coup d’État armé mais son effritement progressif, ce qu’on appelle sa « déconsolidation ». Dans un récent article, l’un des plus réputés d’entre eux, Larry Diamond, pointe ainsi que « la principale méthode de régression de la démocratie a été son étranglement pas à pas par des dirigeants élus de type populiste qui vident progressivement de leur poids les contre-pouvoirs institutionnels, l’opposition politique, les médias indépendants et les autres forces de surveillance et de résistance au sein de la société civile ». Comme l’a résumé le juriste Alan Z. Rozenshtein en reprenant la célèbre formule du poème Les Hommes creux de T.S. Eliot, « dans le monde d’aujourd’hui, les démocraties meurent plus souvent dans un murmure que dans un boum ».
- En apparence, les événements violents, brutaux, historiques du 6 janvier semblent mal s’inscrire dans ce processus patient d’effilochage mais c’est pourtant le cas. Parce que, comme le résume le New York Times, ils ont infusé lors de deux mois de mise en doute progressive du résultat apparemment clair et incontesté d’une élection, et lors de quatre ans de remise en question de la plupart des contre-pouvoirs à la présidence américaine. Parce que « les coups d’États et la déconsolidation démocratique ne sont pas mutuellement exclusifs, et peuvent en réalité se renforcer l’un et l’autre ». En l’espèce, ce coup flou mal identifié et (obligatoirement ?) voué à l’échec aura fait partie intégrante du murmure – même si, vu l’intensité de celui-ci, on parlera plutôt d’un bruit de fond insistant et persistant.
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