Aisthesis : Scènes du régime esthétique de l'art
Une recension de Sean J. Rose, publié leLe Torse du Belvédère pourrait bien être, selon l’historien d’art allemand Johann Joachim Winckelmann, la quintessence de l’art grec. Et pourtant l’œuvre tant admirée par l’auteur d’Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764) n’a ni tête ni membres. Quoi ? La fine fleur de la statuaire classique serait-elle ce cul-de-jatte acéphale et manchot censé représenter Hercule ?
Le philosophe Jacques Rancière voit précisément dans les louanges de Winckelmann le départ d’une nouvelle vision de l’art, sa définition moderne : « Le sort exceptionnel fait à ce corps mutilé ne marque pas une adhésion naïve à un idéal suranné de perfection. Il signifie plutôt la révocation du principe qui liait l’apparence de la beauté à la réalisation d’une science de la proportion et de l’expression. » Voilà l’art enfin libéré du carcan mimétique : il s’apprécie à l’aune d’un « tissu d’expérience sensible », indifférent aux hiérarchies des sujets et des sentiments, qui fait que ces formes, paroles, mouvements, rythmes, sont « ressentis et pensés comme de l’art ».
C’est avec cet éloge de la « beauté divisée » que Jacques Rancière entame son dernier ouvrage Aisthesis. Le philosophe y peaufine sa théorie artistique au travers de quatorze « scènes du régime esthétique de l’art ». À la manière d’Erich Auerbach dans Mimésis (1946), qui étudiait le réalisme à partir de cas précis allant d’Homère à Virginia Woolf, Jacques Rancière s’appuie sur des textes de critiques ou d’écrivains de 1864 à 1941 pour épingler ces moments névralgiques de l’histoire de l’art. Ne pas s’attendre donc à retrouver l’Olympia de Manet, le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, ni la pissotière que Duchamp nomma Fontaine : Rancière trace une topographie inédite qui conduit au régime de la perception et d’interprétation de l’art qu’il identifie au partage du sensible. De l’analyse du Torse du Belvédère de Winckelmann à la prose hallucinante de James Agee sur les photographies de Walker Evans, en passant par l’éblouissement de Mallarmé devant la danse diaphane de Loïe Fuller (photo), les différents épisodes d’Aisthesis composent ainsi une « contre-histoire de la “modernité artistique” ». Cinéma de Charlie Chaplin ou de Dziga Vertov, spectacle de music-hall des Folies-Bergères mais aussi arts dits décoratifs de l’industriel Émile Gallé… Nulle distinction entre Art et arts appliqués, ni entre beauté et fonction : l’esthétique est une démocratie où tous les hommes sont libres et égaux dans leur vie sensible. Les Petits Mendiants de Murillo n’ont pas moins de valeur que les portraits royaux de Vélázquez. C’est que le régime esthétique traite à la même enseigne les sujets nobles et les thèmes vulgaires, épopées et scènes d’intérieur, et introduit même les objets les plus prosaïques du quotidien : « L’art existe comme monde à part depuis que n’importe quoi peut y entrer », écrit Rancière.
Mais on ne peut produire et contempler la beauté qu’à condition d’en avoir le loisir. Winckelmann l’avait bien deviné en voyant dans la suprématie de l’art grec l’expression du génie d’un peuple d’hommes libres. Avec « l’inventeur de l’Antiquité », l’Art se dit comme tel en s’inscrivant dans l’Histoire. « L’Art existe comme sphère autonome de production et d’expérience, insiste le philosophe, depuis que l’Histoire existe comme concept de la vie collective. »
On retrouve ici, ancré dans la pensée et le style même de Rancière, un amour de la liberté communicatif – liberté de sentir, d’interpréter, de mettre en lien. Depuis Le Maître ignorant (1987), leçon sur l’émancipation intellectuelle, jusqu’à ses essais sur la littérature et le cinéma (Le Destin des images [2003] et Les Écarts du cinéma [2011]), il parie opiniâtrement sur l’égalité des intelligences et des sensibilités. Aisthesis, qui sans cesse surprend et ouvre le regard, ne déroge pas à ce principe.
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