Ziad Bou Akl : “Les théologiens de l’islam ont développé leur propre réflexion sur la morale”
L’Institut du monde arabe, à Paris, lance un nouveau rendez-vous dont Philosophie magazine est partenaire : les « Jeudis de la philosophie arabe », cycle de rencontres organisé par le philosophe Jean-Baptiste Brenet, qui aura lieu tous les premiers jeudis du mois. Dans ce cadre, nous avons rencontré Ziad Bou Akl, chercheur en histoire de la philosophie arabe au CNRS et maître de conférence à l’ENS, qui donnera une conférence sur le thème « La morale est-elle naturelle ? ». Dans cet entretien, il nous présente la querelle entre deux écoles de théologie, les muʿtazilites et les ashʿarites, à propos du rôle de la révélation dans la naissance de nos jugements moraux.
Vous abordez la question de l’origine des jugements moraux dans la pensée arabe, mais à partir des théologiens plutôt que des philosophes. Pourquoi ce choix ?
Ziad Bou Akl : En effet, le corpus que je vais aborder n’est pas celui des philosophes qui se réclament de la tradition grecque, mais de cette autre tradition qui est la théologie rationnelle : le kalām (كلام). Les théologiens musulmans ont développé leur propre réflexion sur la morale. Or, cette réflexion qui ne s’inscrit pas dans l’héritage des philosophes grecs pose aussi des questions qui sont universelles et, donc, qui sont proprement philosophiques, indépendamment du contexte spécifique de la civilisation musulmane classique dans lequel le kalām a émergé. C’est une pensée qui a d’ailleurs vu le jour dans le cadre de débats interconfessionnels, notamment avec les chrétiens, et qui a ensuite développé une ontologie, une physique, une cosmologie et une éthique tout à fait rationnelles.
“Pour les muʿtazilites, les actions ont une valeur morale que n’importe quel être humain doué de raison peut saisir, indépendamment de toute loi religieuse”
Vous cherchez donc à lutter contre l’effacement de la théologie par rapport à la philosophie ?
Effectivement. On ne peut pas se contenter de présenter – comme le fait une historiographie classique et un peu datée – les philosophes péripatéticiens dans la tradition arabe comme étant les seuls dépositaires de la raison parce qu’ils ont été influencés de manière explicite par les Grecs et qu’ils revendiquaient eux-mêmes cet héritage. Malgré leurs prétentions universalistes et leur conscience d’être seuls dépositaires d’une sagesse transnationale qui voyage d’une civilisation à l’autre, leurs adversaires, les théologiens rationalistes, ont, eux aussi, développé des positions qui sont universalisables.
Vous présentez deux écoles de théologie, les muʿtazilites et les ashʿarites. Comment envisagent-elles la question de l’origine de la morale par rapport à la religion ?
Le point de départ des muʿtazilites, qui est l’école de théologie la plus ancienne, c’est de penser la question de la justice divine. C’est le point le plus important pour eux. Dans le cadre de cette réflexion, ils en sont venus à développer une éthique qualifiée de rationaliste, selon laquelle le bien et le mal des actions humaines sont des choses indépendantes de la volonté divine. Cette rationalité nous préexiste, expliquent-ils. Elle s’impose à nous et aussi à Dieu, parce que Dieu est fondamentalement juste. Pour eux, donc, nos jugements moraux proviennent de la raison. Les actions ont une valeur morale que n’importe quel être humain doué de raison peut saisir, indépendamment de toute loi religieuse. On sait, par exemple, que mentir et tuer sont des choses mauvaises, tandis que remercier un bienfaiteur est à l’inverse quelque chose de fondamentalement bon. Ainsi, lorsque la révélation vient nous dire ces choses, elle vient seulement confirmer cette morale qui existe dans la nature elle-même, indépendamment du discours divin, et la compléter sur certains points.
“L’idée muʿtazilite selon laquelle la morale s’impose aussi bien à l’homme qu’à Dieu a été vue comme problématique, puisqu’elle finit par affaiblir la toute-puissance divine”
C’est cette conception d’une autonomie morale de l’individu par rapport à la religion qui a posé problème aux ashʿarites ?
Oui, il y a toujours eu une autre façon de voir les choses au sein des écoles théologiques. Car l’idée selon laquelle la morale s’impose aussi bien à l’homme qu’à Dieu a été vue comme problématique, puisqu’elle finit par affaiblir la toute-puissance divine. Pour s’opposer à cette idée de justice et de sagesse divine, les ashʿarites vont mettre en avant le pouvoir créateur de Dieu, l’omnipotence divine, et donc le fait qu’il ne soit soumis à aucune loi morale mais qu’il soit lui-même la source de toute moralité. Les prophètes ne viennent pas apprendre aux hommes des choses que ceux-ci peuvent connaître par ailleurs par leur raison, mais des choses nouvelles par rapport à ce que la raison seule peut leur apprendre.
Si nos jugements moraux ne viennent pas de la raison, sont-ils alors seulement fondés sur Dieu lui-même ?
Non, justement ! C’est l’idée que je souhaite mettre en lumière, car tout ce que je viens de dire est plutôt connu : les muʿtazilites sont présentés comme les rationalistes de l’islam et, face à eux, les ashʿarites apparaissent habituellement comme une sorte de bloc composé de traditionnalistes qui se conforment à la lettre du texte sans développer une véritable pensée. Or, en prenant l’exemple d’al-Ghazali, je voudrais montrer qu’ils ont réfléchi à la source de nos jugements moraux avant l’arrivée de la loi révélée. Leur perspective est cependant différente de celle des mu’tazilites : ils ont ancré ces jugements moraux non pas dans une raison universelle capable de dégager le bien et le mal, mais dans une nature humaine égoïste et intéressée qui recherche les plaisirs. Al-Ghazali l’a fait pour répondre aux arguments des muʿtazilites. Et quand ceux-ci lui objectaient : « Mais alors, pourquoi est-ce qu’un homme sauve un noyé de manière intuitive et désintéressée, pourquoi est-ce que l’on a tous un problème avec le mensonge, pourquoi est-ce que l’on ressent au fond de nous cette moralité ? C’est bien la preuve qu’on a une raison morale ! », al-Ghazali déconstruit cette façon de voir les choses et ramène la moralité à un sentiment, par exemple le sentiment d’empathie dans le cas du noyé, ou à une habitude ancrée en nous par l’éducation, que les muʿtazilites, selon lui dans leur naïveté, attribuent à une raison morale universelle.
“Avec al-Ghazali, les ashʿarites ont pourtant réfléchi à la source de nos jugements moraux avant l’arrivée de la loi révélée”
Les ashʿarites remettent donc Dieu et la révélation au centre de la morale…
Exactement. Ils mettent en avant la toute-puissance divine. Pour les muʿtazilites, la révélation vient se superposer à une moralité qui existe dans la nature et que la raison peut dégager. Les ashʿarites, au contraire, expliquent que la révélation intervient dans une sorte de vide axiologique [une absence de système de valeurs, a fortiori une absence de convictions morales]. Avant la révélation, il y a simplement une sorte de moralité pratique, qui fait fonctionner la société et organise les relations entre les êtres humains, mais qui n’est pas fondée selon la raison. C’est la révélation qui constitue la seule source fiable de toute moralité.
Cependant, vous contestez l’idée que leur position serait simplement religieuse et ne rentrerait pas dans le cadre de la philosophie.
En effet. Selon une certaine historiographie, les muʿtazilites représentent une sorte de moment rationnel dans l’histoire de la théologie qui a été éclipsé par les traditionalistes, les fidéistes et les orthodoxes. Ce que je voudrais montrer c’est que, chez des penseurs comme al-Ghazali et d’autres ashʿarites qui lui sont postérieurs, l’opposition à la pensée muʿtazilite s’est traduite par une investigation de l’âme humaine, une philosophie des émotions et des sentiments, et un regard critique vis-à-vis des prétentions muʿtazilites à dégager une morale rationnelle. Les deux parties défendent des positions qui sont universalisables et qui sont donc philosophiques, car la question de savoir si nos jugements moraux proviennent de la raison ou des émotions est une question philosophique universelle.
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