Une histoire de la “pensée décoloniale", épisode 2/5 : des combats communs aux conflits internes
Parler de décolonialisme, c’est souvent simplifier, faire comme s’il s’agissait d’un mouvement homogène, sans contestation ni critique interne. On a d’ailleurs parfois présenté les membres du « Groupe modernité/colonialité/décolonialité » comme une sorte d’« Avengers de gauche » : un collectif mythique rassemblant les meilleurs des super-penseurs latino-américains pour lutter contre l’eurocentrisme… Ses fondateurs sont pourtant les premiers à déconstruire cette image sans lien avec la réalité. Le décolonial : sous un air de famille, des lignes à haute tension.
Les deux grandes sœurs latino-américaines
Malgré un programme de recherche en commun, les membres fondateurs de modernité/colonialité/décolonialité viennent en effet de traditions intellectuelles très diverses, voire opposées. Le groupe est traversé par plusieurs courants. Il y a d’abord les deux théories d’inspiration marxiste les plus connues en Amérique latine, nées à la fin des années 60 :
- La philosophie de la libération, dont le philosophe argentino-mexicain Enrique Dussel (né en 1934) fut l’un des fondateurs, s’efforce de penser l’émancipation des victimes des inégalités de race, de genre et de savoir. Surprise : Dussel emprunte la plupart de ses concepts à l’éthique d’Emmanuel Levinas ! Il reprend ainsi le concept de « totalité » pour décrire les systèmes politiques, économiques et culturels qui aliènent les individus en les réduisant à des parties anonymes et interchangeables d’un tout. « Le visage de l’Autre » désignait chez Levinas autrui en ce qu’il échappe toujours aux tentatives de l’intégrer sans reste à la totalité. Chez Dussel, le « visage » devient l’expression de l’irréductibilité des opprimés à l’aliénation qu’ils subissent en raison de leur classe, de leur race, de leur genre ou de leur culture. Parmi les concepts que les études décoloniales lui ont empruntés, on trouve la « transmodernité ». Dussel critique la postmodernité car elle prétendrait, selon lui, se situer après la fin de la modernité, en critiquant la raison sans s’apercevoir de son caractère eurocentré. Au contraire, la « transmodernité » est un projet utopique partant de la modernité : il vise à inventer une nouvelle ère mondiale véritablement émancipatrice à travers un dialogue interculturel à l’échelle planétaire. Dussel en appelle ainsi à un universalisme pluriel intégrant à la fois les savoirs et les pratiques marginalisés par l’eurocentrisme et les éléments libérateurs de la modernité européenne.
- La théorie de la dépendance, dont le sociologue péruvien Aníbal Quijano (1928-2018) a été l’un des pionniers, décrit l’asymétrie et la dépendance principalement économique, mais aussi culturelle, qui structurent les relations entre les pays dits « de la périphérie » (l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique) et les pays « du centre » (l’Europe, l’Amérique du nord, le Japon). Cette dépendance détermine les profondes inégalités de développement qui séparent la périphérie d’un centre exerçant sur elle une influence totale (économique, mais aussi médiatique, pédagogique, sportive...). Dans les années 1990, Quijano s’associe à Immanuel Wallerstein (1930-2019), économiste et historien américain, disciple de l’École des Annales et fondateur de la théorie économique du système-monde. Ensemble, ils réinscrivent la théorie de la dépendance sur la longue durée et décrivent comment la division internationale du travail et le marché mondial se sont organisés en classifiant et en hiérarchisant les races et les savoirs.
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