“Une Flûte enchantée”, par Peter Brook : un opéra sur écoute

L’argument de La Flûte enchantée, cette œuvre musicale pour le théâtre créée par Mozart en 1791, s'inspire des contes. La fable débute par l’enlèvement de la princesse Pamina, fille de la Reine de la nuit (vigoureusement interprétée par Leïla Benhamza). Volant à son secours, Tamino (alias Antonio Figueroa) sera épaulé de l’oiseleur Papageno (Virgile Frannais, et sa parfaite bonhommie). Sur le chemin de cette quête initiatique qui aura pour terme l’amour, des embûches nombreuses, des artifices et deux items magiques : une flûte et une cloche, permettant aux protagonistes de cette comédie d’établir les communications, sans perdre le fil qui les mène jusqu’au dénouement.
 

Le metteur en scène Peter Brook, théoricien de « l’espace vide » au théâtre, joue de la disparition maîtrisée du décor pour ne garder de la fable qu’une trame solide portée par un jeu sans afféteries ni formalisme : « Placer la musique et les chanteurs, sans fosse d’orchestre, dans une relation directe avec le public – pour que la première relation, pour le spectateur, soit directement liée à la présence de personnages qui s’expriment à travers le chant, soutenus par l’orchestre. […] L’idée est d’arriver à ce que les chanteurs avancent de manière naturelle, vivante et animée dans le déroulement de l’intrigue sans que l’on impose des projections, des constructions, des vidéos ou des décors qui tournent… »
 

Pour permettre ce « théâtre immédiat » reposant sur un dispositif épuré, Peter Brook n’a conservé sur scène qu’une claire forêt de bambous mouvante. Derrière ces arbres trop fins, chacun se cache tout en étant à découvert, dévoilant une « mise sur écoute » généralisée, où chacun est simultanément surveillé et surveillant.
 

Ce remake du mythe d’Orphée (Tamino, sorti des enfers, ne doit pas adresser un mot à sa promise sans quoi il la perd), réduit à une heure trente par Peter Brook, illustre dans son épure les ressorts de l’opéra, de l’écoute et de la représentation.

Le philosophe Peter Szendy, féru de musique et de cinéma, en fait la preuve dans son passionnant ouvrage : Sur écoute. Esthétique de l’espionnage.

L’espion incarne pour lui un motif de l’opéra, il symbolise le « fantasme d’écoute ». Dans un chapitre intitulé « Au téléphone : Papageno chez Mabuse », l’auteur fait de La Flûte enchantée un « grand opéra téléphonique avant la lettre ». Il relève trois « indices » à l’appui de son interprétation : l’écho heureux des flûtes qui se répondent à distance, lorsque Tamino apprend que Pamina est en vie ; le fait que, tels Orphée et Eurydice, « suspendus au fil fragile du son de la flûte, leur seul ombilic et guide au milieu de l’obscurité qu’ils parcourent », Pamina et Tamino trouvent le chemin « qui les fait sortir indemnes des épreuves infernales » ; enfin, que Papageno lance son appel musical final, comptant jusqu’à trois, de plus en plus lentement, préparant l’ultime « réunion téléphonique de voix balbutiantes », et son union avec Papagena.
 

Pour Peter Szendy, « La Flûte enchantée est, bien au-delà de son heureux dénouement dans le livret, une véritable comédie de la télécoute. […] D’une part, en effet, la télécoute est l’objet de la représentation, elle est explicitement thématisée, mise en scène à plusieurs reprises, lorsque les personnages s’écoutent à distance. D’autre part, c’est en dernière analyse notre télécoute de et dans l’opéra qui est le véritable sujet de cette comédie […].

Musique désigne le fantasme d’une grande centrale d’écoute, une hyperopératrice assurant toutes les liaisons, gardant toujours et partout le contact radio avec ses agents. Comme si Orphée et Eurydice, de retour au temps des téléphones portables, cheminaient chacun avec son mobile, liés tous deux au réseau motivique, et donc entre eux. »

L'opéra est là.