Au champ de bataille philosophique avec Peter Brook

Avec Battlefield, issu du célèbre Mahabharata (littéralement « La Grande Guerre des Bharata »), le metteur en scène anglais arpente à nouveau le champ de bataille théâtral qui a établi sa renommée, au Festival d’Avignon en 1985. Il reprend le souffle de la fresque multimillénaire dont il tire, en à peine plus d’une heure, le meilleur.

Condensé de sagesse, s’échinant à tirer la richesse des paradoxes existentiels, Battlefield reprend l’histoire à sa fin. Le poème hindou érige un édifice spirituel sur les ruines d’un monde ravagé par des décennies de guerres fratricides aussi sanglantes que stériles. Comment se réjouir d’une guerre gagnée au prix d’une famille décimée, les Bharata? Comment, étant fait prince, s’arracher au déterminisme de sa condition et gagner sa liberté?

^{Battlefield © Caroline Moreau}
 

Nulle réponse massive, bien entendu. Car le Mahabharata n’a rien à voir avec une quelconque moralité. Peter Brook et Marie-Hélène Estienne orchestrent plutôt avec l’aide de leurs remarquables comédiens une suite d’apologies et de fables empruntées au mythique récit indien. Dans un décor réduit à des jeux de lumières couvrant d’un voile rouge, tantôt brun, tantôt carmin, les murs nus de cette ruine romantique qu’est le Théâtre des Bouffes du Nord, et avec pour seul effet special l’expression d’acteurs sensibles, Peter Brook redessine les lignes invisibles de cet « espace vide » dont il a fait son horizon artistique. Depuis ce dépouillement, il tire les lignes de fuite de la réflexion et actionne les cordes sensibles de l’imaginaire. Elles vibrent dans toute leur amplitude dans l’air libre et dégagé de la scène.

Il y a du Socrate chez Jean-Claude Carrière, le dramaturge, et chez Peter Brook, qui mêlent au récit initiatique le dialogue maïeutique accouchant de paradoxes philosophiques, interrogeant le rapport des causes premières aux causes liées (secondes), s’interrogeant sur le sens de la justice pour qui est dépourvu de libre-arbitre et sondant les ressorts du mal et de la joie. Qu’apprend-on des survivants du champ de bataille, essayant de jouir de la paix des braves ? Que la vertu est liée à l’existence d’un ordre qu’il faut connaître pour s’y conformer et que la liberté consiste d’abord à trouver sa juste place dans ce monde. Une sagesse indienne, et tout aussi bien grecque.

^{Battlefield © Caroline Moreau}

Quant au libre-arbitre ? Le roi indien monté sur le trône, victorieux malheureux, apprendra au terme de son parcours initiatique, que pas plus que la pierre qui roule mue par la force d’attraction, l’homme n’échappe aux causes qui le déterminent. Lorsqu’il croit être l’acteur puissant de son destin, il appartient en fait à l’ordre naturel. Que lui reste-t-il ? Spinoza, confronté à cette question, répond : entrer en accord avec la nature dans son ensemble et adhérer aux causes qui le meuvent, faisant de cette conscience de soi-même et de l’ordre du monde, une augmentation de sa « force d’exister ».

La joie selon Spinoza repose sur cet accroissement de sa puissance d’agir par la connaissance « adéquate du monde ». Il n’y a pour lui, précise le philosophe Pierre Zaoui, « de vraie joie que dans notre présence au monde et dans la saisie de tout ce qui est encore vivant, puissant, persévérant même au cœur du malheur. Non dans le retrait du monde ou dans une indifférence armurée.[…] Une philosophie qui, face à toutes les crises et les catastrophes dont l’avenir est gros, nous enjoint de nous y engager corps et âme, pour mieux les comprendre, afin de les modifier autant qu’il est en nous. Et si jamais nous ne pouvons rien y changer, on peut encore se réjouir de ce que ces crises ne nous tuent pas, augmentant certes notre tristesse, sans pourtant entamer notre joie. » De cette sagesse, Peter Brook, qui fête ses 90 ans, a depuis bien longtemps fait son parti, lui qui n’a cessé de chercher à comprendre le monde que pour mieux s’y engager. Avec Battlefield, il nous invite une nouvelle fois à rejoindre ce champ de bataille philosophique, à prendre les armes pour lutter contre les passions mauvaises et augmenter notre joie.