Un rêve d’aristocrate

C’était au sortir de l’adolescence, à la terrasse d’un café. J’avais lié par hasard conversation avec un type d’une quarantaine d’années, un intellectuel sympathique et bavard, directeur d’un musée. Soudain, il me parle à voix basse : « Je vais te donner un conseil. Le genre de recommandation que tu n’entendras pas dans la bouche de tes professeurs. N’entre jamais dans la vie active. Tu m’entends ? Tu risques d’y perdre ton temps, ton indépendance, ton âme et finalement… ta vie. »

L’homme était visiblement à gauche, tendance radicale. Il avait fait sien le splendide slogan de Guy Debord, qui a fleuri sur les murs en mai 1968 : « Ne travaillez jamais. » Le même Debord, dans un film de 1978 intitulé In girum imus nocte et consumimur igni (Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu), s’adresse aux spectateurs du cinéma pour leur faire prendre conscience du caractère tragique de leur situation de citadins, d’employés du tertiaire. À destination de ces « petits agents spécialisés dans les divers emplois » des services, le théoricien du situationnisme décoche des traits d’une rare violence : « Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses », ils sont « mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût », « mal soignés », « toujours et continuellement surveillés »… Plus encore : pour Debord, la condition des salariés d’aujourd’hui serait inférieure à celle des esclaves de l’Antiquité. Car ils sont les premiers de l’histoire à devoir en plus de leurs heures de travail quotidiennes accomplir les tâches domestiques, achats, cuisine, ménage. Ce sont des « serviteurs surmenés du vide ».