Un amour de Russie

Nous sommes nombreux à assister, impuissants, au divorce entre la Russie et la France, et ce malgré notre riche passé commun. C'est le constat attristé que fait Ariane Nicolas, qui raconte ici son amour pour la Russie et son désarroi face à ce qui paraît irrémédiable.

« Il y a des moments où l’on refuse de voir l’irrémédiable, où la force du déni l’emporte sur tout. Depuis six mois, je fais mine de croire que l’hostilité entre la Russie et l’Union européenne est réversible, et que Poutine finira tôt ou tard par renoncer à son bras de fer avec l'Occident. La semaine qui vient de s’écouler m’impose une évidence tout autre : la Russie est en guerre avec nous – et nous, avec elle. Et j’en ai le cœur brisé.

Je fais partie des gens qui, pour le dire simplement, “aiment la Russie”. J’ai étudié le russe au lycée, lu leurs écrivains merveilleux, pris le Transsibérien jusqu’en Mongolie, fait griller des chachliks [brochettes] près du cercle polaire, adoré me perdre dans les nuits blanches de “Piter”, sentir la glace de l’Ob craquer sous mes pieds, me planter devant des tableaux de Malevitch à Moscou, y compter les bulbes enchantés du Kremlin, parler des heures avec des inconnus dans des bars fantasques, voir défiler la Lune au-dessus des sapins près du lac Baïkal…

En tant que “russophile”, la guerre en Ukraine m’est doublement insupportable. J’ai des amis des deux côtés de la frontière – dont l’un est au combat, dans l’armée ukrainienne. Tout cela me semble ignoble et absurde – même si je soutiens fermement la livraison d’armes à l’Ukraine, pays dans son bon droit. Je ne veux pas que la France et la Russie, alliées de longue date, deviennent des ennemies. “Nous sommes en guerre non pas tant contre l’Ukraine et l’armée ukrainienne qu’avec l’Occident”, a déclaré le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou, mercredi. C’est déjà trop tard.

Que s’est-il passé pour qu’on en arrive là ? Depuis 1991, nous aurions pu créer des liens culturels, économiques, symboliques si forts avec la Russie qu’ils auraient pu prévenir, ou du moins rendre difficile, une telle confrontation. Dans une interview qu’il nous a accordée en février, l’anthropologue Charles Stépanoff regrettait que l’Europe ait choisi une autre voie : “Au lieu de nous demander ensemble quelles sont les multiples façons d’être Européens, nous avons adopté un modèle occidental uniforme. Nous avons peu à peu détourné les yeux de l’Est et avons regardé comme jamais à l’Ouest”, c’est-à-dire vers les États-Unis.

Les torts sont sûrement partagés. La Russie n’a pas non plus tenté de conquérir les âmes, préférant à l’exportation d’objets esthétiques et d’imaginaires désirables, celle d’hydrocarbures et de deniers oligarchiques mafieux. Les Russes qui soutiennent Poutine sont convaincus que l’Europe s’est joyeusement suicidée depuis qu’elle a ouvert ses frontières à des migrants et élargi les droits des LGBT+. Plus grand monde là-bas ne semble attendre quoi que ce soit de nous, sinon le désir secret de détruire leur “modèle traditionnel”. Vision complotiste du monde, qui n’empêche pas un certain mépris de notre part vis-à-vis des Russes.

À certains égards, j’ai l’impression d’avoir vécu une rupture sentimentale, cette semaine. En m’engueulant au téléphone avec un ami moscovite, j’ai repensé à Faute d’amour, film bouleversant d’Andreï Zviaguintsev, qui raconte l’histoire d’un couple en instance de divorce, préfigurant, sur le mode de la parabole, l’adieu de la Russie à l’Europe. À la fin, la femme, dont le tee-shirt est flanqué d’un drapeau russe, se met à courir sur un tapis roulant au milieu de son balcon. Son ex-mari et son enfant ont disparu de sa vie. Elle est seule et, tout en galopant face à la caméra, elle fait du sur-place, interminablement… Qui sait si, un jour, elle reverra sa famille ? »

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