Céline Spector : “La solidarité envers l’Ukraine est la preuve manifeste qu’il existe un peuple européen”

Voyez-vous un tournant dans les sanctions prises unanimement par l’Union européenne à l’encontre de la Russie ?

Céline Spector : Oui, c’est un tournant historique. Ces dernières années, on a plutôt assisté à une série de coups de semonce venus du côté des forces de dissolution de l’Union : le Brexit bien sûr, mais aussi les réticences de la Pologne et de la Hongrie concernant le fonctionnement de l’Union et sa capacité à assumer un statut de fédération. Il a même été difficile d’appliquer certaines mesures votées par le Conseil européen, concernant l’accueil des migrants notamment, avec une Hongrie qui soutenait la Pologne, et réciproquement. La pandémie a suscité un premier renversement de situation, en initiant des mesures allant dans le sens d’une fédéralisation accrue. La décision de mettre en place une dette commune est une réponse inégalée à une crise, que l’on pourrait qualifier de moment hamiltonien de l’UE. Mais il était jusque-là difficile de savoir s’il s’agissait d’une mesure d’exception, faite pour répondre à une situation inédite, ou de la mise en branle d’un processus historique de fédéralisation. Cette deuxième crise, très rapprochée de la première, permet finalement à l’UE de transformer le coup d’essai en coup de maître. Alors que l’Europe de la défense était un échec depuis 1954, le discours d’Ursula von der Leyen à l’assemblée plénière du Parlement européen est un moment crucial : elle assume vraiment le rôle de dirigeante d’une fédération.

Pourquoi l’Europe de la défense est-elle jusque-là restée un angle mort de la construction européenne ?

Dans un premier temps, les réticences sont venues de la France, qui a fait échouer dès 1954 le projet de défense européenne, pour des raisons d’intérêt national face à l’Allemagne, par peur que l’ancien ennemi n’en profite pour se remilitariser. Plus récemment, l’idée était largement admise que la guerre froide était finie, que le bloc soviétique ne représentait plus une menace sérieuse et ne pesait plus réellement en faveur de l’intégration européenne. En une dizaine de jours, on s’est brutalement aperçu de la résurgence d’une menace « soviétique » que l’on pensait périmée. L’importance de la défense a soudainement ressurgi, notamment via l’Otan, structure qui reste la plus pertinente dans l’immédiat pour agir militairement si besoin est. D’autre part, on voit bien qu’étant donné la situation géopolitique, notamment la réorientation des États-Unis vers l’Indo-Pacifique, où d’autres crises peuvent se profiler, il y a un intérêt clair de l’Europe à assumer sa propre défense.

“En une dizaine de jours, l’Europe s’est brutalement aperçue de la résurgence d’une menace ‘soviétique’ que l’on pensait périmée” Céline Spector