Trois idées pour s’éclater en boîte

Le problème

Nous sommes aliénés. Karl Marx (1818-1883)

Des cadences infernales, des gestes mécaniques, un épuisement aussi bien physique que psychique. L’impression, tenace et douloureuse, d’être réduit à un automate – que le travail, en déshérence de sens, nous brise, nous consume intérieurement. Ce tableau édifiant évoque aussi bien le travail à la chaîne inventé par Taylor au début du XX^e siècle que des pathologies contemporaines comme le stress, la dépression ou le burn-out. Mais ses ressorts ont déjà été analysés par Marx, contemporain de la Révolution industrielle, du triomphe du machinisme et de l’essor de la classe ouvrière.

Dans ses Manuscrits de 1844, rédigés à Paris, il dégoupille un concept clé : l’aliénation. La notion possède une première signification, objective : elle renvoie à la séparation du travailleur et du produit de son travail, lequel, circulant sur le marché, devient un objet indépendant et même une puissance « hostile ». L’aliénation a ensuite une face plus subjective : elle nomme alors une expérience vécue de dépossession, d’expropriation de soi. « C’est l’activité comme souffrance, la force comme impuissance, la procréation comme castration » : le travail ne permet pas de s’affirmer, il est au contraire perçu comme une négation, un « sacrifice », une mutilation existentielle. L’ouvrier se sent étranger à lui-même, à son corps et à son esprit, ainsi qu’à l’humanité, aux autres – ces derniers ne sont plus que des rivaux dans la lutte pour la survie professionnelle.

Ennemi juré du travail, Marx ? Une précision s’impose : pour le philosophe, le travail n’est pas du tout une malédiction en soi ; à l’inverse, il est une catégorie fondamentale de la vie, le processus par lequel l’homme transforme la nature et se modifie lui-même – un moyen de se réaliser, de développer ses « potentialités latentes », comme dit Le Capital. C’est le mode de production capitaliste qui est à incriminer et à éliminer, car c’est lui qui fait du travail un vecteur d’aliénation et d’exploitation. Dans sa pensée de la société communiste, Marx envisage une série de mesures – abolition de la division du travail, appropriation collective des moyens de production – portées par une même visée : que le travail (re)devienne la cheville ouvrière du « royaume de la liberté », la source vive de l’épanouissement individuel et collectif. Mais, au XIX^e siècle, le communisme n’est que l’une des options possibles… Marx lui-même croise le fer avec d’autres philosophes qui partent du même constat accablant et s’emparent des mêmes questions brûlantes : comment faire pour « se désaliéner » ? Comment réinventer le travail, et notre rapport à lui ?