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Neige Sinno, à Manosque (04) le 23 septembre 2023. © Joël Saget/AFP

Livres

“Triste Tigre”, inceste singulier

Sonia Feertchak publié le 06 novembre 2023 5 min

Le livre Triste Tigre (P.O.L, 2023) de Neige Sinno, succès de cette rentrée littéraire (il a reçu ce matin le prix Femina 2023, et l’autrice fait partie des quatre finalistes du prix Goncourt, qui sera remis demain), analyse l’inceste dont l’autrice a été victime de la part de son beau-père. L’essayiste Sonia Feertchak explique pourquoi le fait que l’affaire soit passée devant la justice avant parution de cette œuvre, et le violeur condamné, change complètement notre expérience de lecteur, et lui donne d’autant plus d’intensité.

 

Triste Tigre est doté d’une force inouïe. Cette force tient au talent de l’autrice, mélange d’engagement, d’intelligence et de style. La puissance de son propos tient aussi, et cela ne diminue pas son mérite, à la singularité de son histoire. Singularité parce que c’est la première fois, à ma connaissance, que n’est donné à lire que le récit d’un inceste. Je m’explique.

La plupart des romans et récits sur le sujet traitent de l’inceste et de sa révélation. L’histoire telle qu’elle est racontée depuis L’Œil le plus bleu de Toni Morrison, en 1970, jusqu’à La Familia grande de Camille Kouchner, en 2021, en passant par Les Pieds bleus de Claude Ponti (1995) ou L’Inceste de Christine Angot (1999) – ceci n’est pas une liste –, tous ces textes relatent à la fois le crime et son dévoilement. À la douleur de l’agression s’ajoute pour la victime l’impossibilité de s’en plaindre, la douleur de n’être pas protégée mais le plus souvent honnie et bafouée si elle émet une parole – la double peine.

La loi du silence

Telle est la thèse subversive de Dorothée Dussy dans Le Berceau des dominations, Anthropologie de l’inceste (2013), ouvrage que cite d’ailleurs Neige Sinno. Selon l’anthropologue, qui a documenté la pratique de l’inceste pendant plus de dix ans, ce n’est pas l’inceste qui est prohibé dans notre société ; c’est d’en parler.

“Ce qui compte, ce n’est peut-être pas tant ce qui est réellement ‘dit’ ou ‘tu’ des abus sexuels que la règle qui impose que rien ne soit ‘dit’ et que tout soit ‘tu’”

Dorothée Dussy, op. cit.

Ce n’est pas ce qui émane de Triste Tigre. Si le beau-père de Neige Sinno s’est bien assuré d’asseoir la vulnérabilité de sa victime, il n’empêche que, très tôt, elle a raconté les viols subis à des amies, des copains ; et « personne n’a mis en doute ce que je racontais ». Quand elle a eu dix-neuf ans, un ami-amant plus âgé l’a peu à peu convaincue de porter plainte. Dont acte à vingt-et-un ans. Prévenue, la mère de Neige a eu du mal à quitter l’incesteur mais elle aussi a cru sa fille d’emblée, et écrit de son côté au procureur de la République pour soutenir la plainte de celle-ci. Tout ça est déjà rare. Cas plus particulier encore : le beau-père a avoué avoir violé l’enfant pendant des années. Il a été déclaré coupable et emprisonné. 

L’autrice en est consciente : « L’issue judiciaire de cette affaire n’est pas représentative, au contraire elle fait partie de cas assez rares d’une plainte qui va jusqu’au bout. » Comme elle l’affirmait le 3 octobre à la Maison de la poésie, à Paris, « dans mon expérience, ça a été énorme, la question des aveux, et ça a été un privilège. […] La personne qui parle à quelqu’un de sa famille, à un proche ou qui dénonce à la justice et qui se retrouve en face d’un agresseur qui nie, c’est encore un autre problème ». L’écrivaine mesure les implications de cette singularité… pour elle. Qu’en est-il pour la lectrice ou le lecteur ?

Un mal insondable

En termes de récit – de narratif, comme on dit parfois aujourd’hui – le propos est plus limpide, plus simple à entendre, le mal plus facile à circonscrire et le coupable à identifier : le méchant, c’est le beau-père. Les proches ne sont pas impliqués. Pas besoin de faire la part des choses entre le crime sexuel et la fabrication du silence. Pas de miroir tendu aux familles trop ordinaires au sein desquelles, comme l’écrit le poète anglais W. H. Auden, « le mal n’est jamais spectaculaire. Il a toujours forme humaine, il partage notre lit et mange à notre table » (Herman Melville, 1933). Ainsi la délimitation du mal, tel qu’il est est circonscrit dans Triste Tigre, a-t-elle contribué à faire entendre la voix puissante de Neige Sinno et son propos, en dépit de sa dureté. 

➤ À lire aussi : “Les hommes sont socialisés à penser que les femmes doivent être à leur disposition sexuelle”

Quand il l’a reçue dans Répliques, sur France Culture, le 30 septembre dernier, Alain Finkielkraut a donné pour titre à son émission « L’énigme du mal ». Triste Tigre fait référence à un poème de William Blake, Le Tigre (traduit ici ou là), dans lequel le poète interroge le tigre en question – le prédateur : « Celui qui créa l’agneau t’a-t-il fait aussi ? » Cette question de l’origine, et de la possible radicalité du mal, hante Neige Sinno, qui écrit :

“Cette impossibilité de mettre la main sur ce qui, en eux [les prédateurs], est coupable, de comprendre l’origine du mal, de situer un déséquilibre qui pourrait être restauré, nous empêche aussi de parvenir à combler la nécessité de donner sens, et, par-là, de faire justice”

Neige Sinno, Triste Tigre, 2023

Étant donnés les aveux de l’incesteur, on pourrait la croire entérinée, cette justice qui, par son action, pose cette fois la question non pas de l’origine du mal mais de la possibilité d’y mettre fin. À Finkielkraut qui citait Simone Weil, pour qui « le châtiment est un besoin vital de l’âme humaine » (L’Enracinement, 1949), Sinno observe que son beau-père a purgé sa peine. Autrement dit pour la justice, pour la société, il a payé ; mais alors, interroge-t-elle, pourquoi est-on choqué qu’il ait refait sa vie et eu quatre enfants avec sa nouvelle femme ?

L’écrit comme palliatif

Si Triste Tigre rend l’inceste audible comme peu de textes l’ont fait avant, et notamment parce qu’il est cantonné au crime, reste que le mal, lui, demeure impossible à circonscrire, il continue d’échapper, notamment à la littérature. Et quand Neige Sinno écrit justement que la littérature ne l’a pas sauvée, rien d’étonnant. Car ni l’art ni la création ne sont des « remèdes » aux viols répétés. Comme toute ancienne victime, Neige Sinno fait état des conséquences du traumatisme chronique qu’elle a vécu, telles que le professeur de psychiatrie et fondateur du Trauma Center de Boston Bessel Van der Kolk les résume d’un titre qui dit tout : Le Corps n’oublie rien (2021).

Ce en quoi la création littéraire est une réparation, en revanche, c’est qu’elle permet de trouver une voix pour être entendu quand on ne l’a pas été. La littérature apaise alors la seconde douleur liée à la plupart des incestes, le silence forcé.

 

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