“Sils Maria”: Olivier Assayas dans les pas de Nietzsche

« Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : “Cette vie telle que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession […]. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau – et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière !” »

Que diriez-vous si ce démon-ci se glissait jusque dans votre solitude? C’est la question posée, après Nietzsche, par Olivier Assayas dans son dernier film Sils Maria, en salles le mercredi 20 août 2014.

Vertige

Le cinéaste brosse le portrait de Maria Anders, une actrice renommée (interprétée par Juliette Binoche) révélée au théâtre dans une pièce d'un certain Wilhelm Melchior, auteur de Maloja Snake (Le serpent de Maloja). Elle y interprétait le rôle de Sigrid, une jeune femme séduisante et manipulatrice poussant une femme mûre, Helena, au suicide.

Vingt-cinq ans ont passé. Maria accepte la proposition d’un metteur en scène: reprendre Maloja Snake… dans le rôle d’Helena. Dans celui de la jeune Sigrid, une vedette hollywoodienne habituée des frasques documentées sur Internet (Chloë Grace Moretz)... Maria se retire à Sils-Maria (Suisse), où vivait l’auteur de Maloja Snake, en compagnie son assistante, Valentine (Kristen Stewart), pour répéter. Rapidement, les frontières du jeu et de la réalité se brouillent, emportées dans un phénomène cinématographique quasi climatique, un brouillard où les rôles et les identités se fondent sous la pression du désir, où les effets de perspectives se multiplient dans une composition étourdissante, ménageant le trouble et les effets de double.

Explorant notre rapport au passé, sondant les gouffres du temps, le réalisateur multiplie les mises en abyme jusqu’au vertige. Juliette Binoche interprète Maria Anders qui joua Sigrid et joue aujourd’hui Hélène. S’instaure avec son assistante un jeu de séduction qui s’écrit entre les lignes d’une pièce de théâtre qu’Olivier Assayas a mis au cœur de son film. Quant à Kristen Stewart, notamment connue pour son rôle dans la saga Twilight,  elle a elle-même fait la Une des sites et de la presse people pour ses « frasques »…

Éternel retour

Le vertige a guidé Olivier Assayas dans l’écriture de ce film, dont le charme tient aux trois actrices qui le portent, à la beauté profonde des paysages qui le traversent et aux prouesses de cette narration en reflets.  «L’écriture est un chemin, celui-ci tient au vertige, celui du temps, suspendu entre l’origine et le devenir ; pas étonnant qu’il m’ait inspiré des paysages de montagnes, des sentiers escarpés, écrit Olivier Assayas. Qu’il y ait à la fois la lumière du printemps, la transparence de l’air et les brumes du passé, celle du phénomène nuageux de Maloja.»

Ce nuage a inspiré Nietzsche dans ses retraites tardives à Sils-Maria. Ce tourbillon de brume immuable et mouvant qui serpente étrangement au creux des montagnes et déroute les météorologues indique comme la trace de l’«éternel retour». Le philosophe s’en explique dans le Gai Savoir manifestant l’idée, après Héraclite, que le cosmos est animé d’un mouvement cyclique : tout a déjà eu lieu. 

« Ce pourrait être une vision déprimante, mais c’est en réalité une grande ressource et une grande consolation, poursuit Maurizio Ferraris dans un reportage mené aux sommets dans les pas du philosophe. La plus grande source de déplaisir, dans la vie, est le regret des occasions perdues, du transitoire et de l’éphémère, et le monde moderne semble porter jusqu’à l’apothéose ce caractère éphémère, cette caducité. Nous sommes tous plus ou moins convaincus que nous avons un grand avenir derrière nous, que nous avons fait les mauvais choix, que les bons choix éventuels ne peuvent que s’enliser dans la modernité liquide. Ici, l’Éternel Retour devient une doctrine consolatrice : en dépit des apparences, nous ne pouvions pas agir autrement que nous ne l’avons fait, et la modernité n’est pas du tout liquide, elle est au contraire solide comme une strate rocheuse. »

 

Ne pas succomber à la célébration mélancolique d’un passé révolu, tout en scrutant avec sensibilité et sans mélodrame la solitude d’une actrice aux prises avec le temps, rattrapée par ses souvenirs, abandonnée à la mort de son mentor dans une génération qui valorise l’éphémère, l’instantané, c'est le pari d'Assayas. La question de la génération hantait déjà le puissant Après mai ; elle est au cœur de Sils Maria. Où ce cinéaste habité par le temps de l’existence, fasciné par le travail de l’acteur, s’interroge à nouveau sur les moyens de jouer chacun son rôle, ici et maintenant, reprenant à l’infini, dans un éblouissant jeu de miroir, ces situations de théâtre qui font la vie, déjà écrites, immuables, et qu’il nous faut pourtant rejouer pour vivre. « Que tout revienne sans cesse, c’est l’extrême rapprochement d’un monde du devenir avec un monde de l’être : sommet de la méditation », écrivait Nietzsche dans La Volonté de puissance. Tout aussi contemplatif qu’inquiétant, Sils Maria tend vers ce sommet.