Roger Berkowitz : “Cette campagne témoigne d’un éclatement du ‘monde commun’ au sens de Hannah Arendt”

À l’heure où nous conversons, il semble que Joe Biden soit en passe de gagner l’élection présidentielle, même si Donald Trump a annoncé des recours et lancé plusieurs procédures pour suspendre le décompte des voix dans des États où le vote par correspondance était important. Quel est votre pronostic ?

Roger Berkowitz : Je suis extrêmement confiant dans le fait que Joe Biden va gagner. J’ai eu très peur dans la nuit de mardi à mercredi, lorsque Trump a semblé pouvoir l’emporter, mais maintenant je suis très soulagé. Biden a gagné l’Arizona, le Wisconsin et le Michigan, il n’a plus besoin que de gagner un État, alors qu’il est en tête dans le Nevada et qu’il pourrait l’emporter également en Pennsylvanie et en Georgie. Je suis déprimé en raison de ce que cette élection révèle de notre pays, mais je suis confiant dans le fait que nous allons nous débarrasser de Donald Trump. Ce n’était pas gagné d’avance. S’il n’y avait pas eu le Covid-19, Trump aurait probablement été le prochain président des États-Unis. Le pays est profondément divisé, et je pense que la politique américaine va être un chaos pour la prochaine génération. Mais le processus électoral a mieux marché que ce à quoi on s’attendait. Le vote s’est déroulé sans irrégularités ni violence, le comptage des voix se déroule avec clarté et plutôt rapidement – certains se plaignent de la lenteur, mais je vous ferais remarquer que nous sommes en période de pandémie et que nous avons à compter des millions de bulletins. 

Comment les sondages ont-ils pu à ce point sous-estimer le poids électoral de Donald Trump ?

Les sondages accordaient non seulement 10 points de plus à Biden à l’échelle nationale, mais ils le plaçaient en tête en Floride et en Caroline du Nord tout en envisageant une victoire possible au Texas et en Ohio. Ces pronostics se sont avérés faux. Je pense depuis longtemps que le principe même des sondages est une offense à l’humanité. Le postulat selon lequel un panel « représentatif » permettrait de prédire l’action de la majorité est une insulte à la liberté humaine. Les hommes ne sont pas des ordinateurs, ils ne sont pas prévisibles. Et il y a des biais importants comme celui de la « désirabilité sociale » qui incite les sondés à répondre ce qu’ils pensent qu’on attend d’eux. Mais il y a surtout le désir d’une élite médiatique, politique et intellectuelle de prédire le comportement des gens. Cette élite veut éduquer la population, lui apprendre comment bien agir. La frénésie des sondages est le produit de ce désir. 

Donald Trump va-t-il reconnaître sa défaite ? Et sinon, ne faut-il pas redouter une situation chaotique ? 

Donald Trump est le plus horrible être humain à avoir été élu président dans l’histoire de ce pays. Il est convaincu qu’il peut façonner la réalité par le seul pouvoir de son discours. Et il est absolument incapable d’admettre sa défaite, comme le savent tous ceux qui l’ont côtoyé. Il dira que l’élection a été volée, qu’il y a eu des fraudes, etc. C’est terriblement triste pour les États-Unis d’avoir un président incapable de reconnaître sa défaite. Mais il n’y a aucune chance qu’il fasse un coup d’État. Et s’il en avait l’idée, son administration et le parti républicain ne le suivraient pas. Même la chaîne d’info en continu Fox News, son organe de communication, a réagi lorsqu’il a crié victoire mardi soir, en parlant de « désastre ». Donc, respirons et calmons-nous. Il y aura probablement des protestations, de la violence et un certain chaos, mais je pense que cela ne menacera pas le système. Le processus de transition du pouvoir aura bien lieu selon les procédures légales. Trump va plier bagage et quitter la Maison Blanche avant le 20 janvier, c’est tout ce qui importe. Cependant, n’oublions pas une chose : Donald Trump a eu plus de votes en 2020 qu’en 2016. C’est le signe qu’en dépit de sa présidence catastrophique, il est le porteur d’un mouvement très profond.