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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Enis Yavuz/Unsplash

Rage dedans

Michel Eltchaninoff publié le 04 septembre 2023 4 min

« Je vous écris avant de foncer chez le dentiste. Comme le dit Shakespeare dans Comme il vous plaira, “il n’y a jamais eu de philosophe qui ait pu endurer avec patience le mal de dent”. Pourtant, je vous le déclare la main sur la joue : la rage de dent est un grand sujet philosophique, car elle est la coïncidence de l’intime et du politique.

Je crois que je pourrais raconter ma vie à travers mes dents, tant elles me causent des tourments toujours inédits. Enfant, sans doute à cause d’une scène fameuse de Marathon Man avec son arracheur de dents nazi, le cabinet du dentiste représentait pour moi la terreur à l’état brut. En grandissant, j’ai tout fait pour y échapper, au prix de rages de dent homériques que je soignais au cocktail Tramadol-vodka. Lorsque je vivais en Russie, justement, au début des années 1990, je me suis un beau jour retrouvé coincé dans un cabinet stomatologique tout ce qu’il y a de plus soviétique. Une imposante dame en blanc a désigné l’une de mes ratiches d’un air autoritaire et a prononcé un verbe à l’infinitif : “oudalit’” (удалить) ! Je ne comprenais pas, alors elle a fait en fermant le poing un geste brusque, vers l’arrière. Je me suis enfui, pour me retrouver chez l’onéreux dentiste de l’ambassade du Royaume-Uni, en face du Kremlin. Il m’a révélé avec flegme que sa consœur sadique voulait m’extirper la dent voisine de celle qui souffrait… Ce cauchemar de la dent qui branle ou qui irradie la souffrance ne s’est jamais arrêté – et peu importe si Freud lui donne une valeur masturbatoire. Le soin dentaire a toujours signifié dans mon esprit : 1) souffrir le martyre avant de me résoudre à m’y rendre ; 2) souffrir pendant, forcément ; 3) faire souffrir mon porte-monnaie après. J’ai donc continué à ne fréquenter des dentistes qu’en cas de crise majeure, qui se résolvait habituellement par un arrachage libérateur, mais gênant à force. Il y a quelques années, lors d’une rare tentative de rédemption buccale, j’ai retapé toute ma dentition dans un centre médical. D‘autant que grâce à ma mutuelle, cela ne m’a pas coûté un sou. Hélas, en quelques mois à peine, toutes les constructions érigées dans ce lieu maudit se sont effondrées et je me suis, comme d’habitude, retrouvé édenté. Au début de cet été, je me suis donc résolu, le cœur en peine, à dépenser toutes mes économies en me rendant enfin chez de bons spécialistes. Ils ont commencé par me délivrer de quatre chicots bien infectés. La suite promet.

Si la rage de dent et les soins afférents me traumatisent tant, c’est que non seulement cette douleur est ce que j’ai connu de plus insupportable, mais aussi parce qu’elle renaît sans cesse de ses cendres. Elle paraît toucher l’intimité la plus profonde de mon être. Quelque part au cœur de mon crâne, tout près de ce qui me sert à voir, à entendre, à sentir, à goûter, à penser, vient se loger une source intense et lancinante (rien que cet adjectif me fait mal) de souffrance. Le pire est que celle-ci est plus que subjective. Le protagoniste d’un récit de Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol (1864), raconte la jouissance malsaine qui s’empare de lui lors de ses rages de dent : les gémissements presque voluptueux qui accompagnent la douleur expriment “la conscience si humiliante de la parfaite inutilité de votre souffrance” et le fait que vous soyez “esclave de vos dents”. Votre moi se concentre alors tout entier en ce minuscule morceau de matière qui vous domine complètement. Wittgenstein a raison de proposer une réforme du langage qui nous permettrait d’éliminer le pronom je de l’expression “j’ai mal aux dents”. Au paragraphe 58 de ses Remarques philosophiques, il remplace cette phrase par “il y a mal aux dents”. D’un point de vue éthique et métaphysique, le mal de dent dépersonnalise et aspire dans un univers où le Moi n’a plus aucune valeur. Il est à la fois en moi et hors de moi, plus fort que moi.

Mais ce n’est pas la seule raison du caractère terrifiant de la rage de dent. Elle nous fait sortir de notre assise personnelle d’une autre manière, tout aussi cruelle. Comme les soins dentaires sont mal remboursés, on n’a pas forcément les moyens de se rendre chez le dentiste, de se faire poser des implants, etc. Vous vous souvenez du message attribué à François Hollande qui se serait moqué des “sans-dents” pour désigner les pauvres ? Je pense que ce mot méprisant a définitivement disqualifié l’ancien président. Les dents sont en effet une grande cause sociale et politique, tant elle stigmatise, sur le visage même, la détresse financière et sociale. C’est pourquoi la rage de dent n’est pas seulement physique, éthique, métaphysique, esthétique. Elle est aussi politique. L’impossibilité d’avoir une bonne dentition parce qu’on n’a pas assez d’argent peut vraiment donner envie de mordre. Après celle des sans-culottes, la prochaine révolte sera peut-être celle des “sans-dents”. La rage dedans pourrait un jour rejaillir à l’extérieur. »

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