Des problèmes avec l'argent?

Creusement des inégalités.

Le sociologue Christian Laval dans un dossier consacré au « Scandale de l’inégalité », s’inquiétait déjà qu’entre  « 1960 et 2000, la part du revenu mondial qui va aux 20 % les plus riches de la population est passée de 70 % à 90 %. Celle qui va aux 20 % les plus pauvres a baissé de 2,3 % à 1 %. Les deux dernières décennies du XXe siècle ont été marquées par un renversement des tendances à l’égalisation des revenus et des conditions de vie, liées aux dispositifs de l’État social.

En France, la part du revenu national accaparée par les 10 % les plus riches avait régressé jusqu’en 1982. Depuis, elle n’a pratiquement pas cessé d’augmenter. Ce sont surtout les très hauts revenus qui ont augmenté, tandis que les minima sociaux voyaient leur niveau relatif décrocher. Tout se passe donc comme si la période néolibérale avait conduit à un accaparement par une infime partie de la population de l’essentiel des nouvelles ressources dégagées par la croissance. » Il convient donc, pour lui, « de repenser en termes de lutte des classes, et donc de revenir à Karl Marx. »

Aliénation.

Que Marx disait de l’argent ? Qu’il nous aliène et nous corrompt. Le philosophe Peter Singer rappelle dans un essai intitulé « La corruption invisible » que Karl Marx, dans un ouvrage de jeunesse : Manuscrit économique et philosophique (1844), qualifie l’argent « “d’outil d’aliénation universel”, capable de transformer la nature humaine. [...] L’argent nous aliène, pensait Marx, il porte atteinte à notre nature humaine comme à nos rapports avec les autres. » Des expériences de psychologie avèrent son intuition.

Dénaturation.

Georg Simmel dresse un constat a priori contraire : pour lui, l’argent participe du projet rationnel des Lumières. En fixant des valeurs quantifiable et universalisables, il libère des dépendances.

En revanche, l’atrophie de cette fonction d’échange universel dans des rapports pathologiques ou fétichistes, corrompt ce projet rationnel. Georg Simmel relève quatre rapports pathologiques à l’argent. Celui :

-       de l’avare (l’une des figures qui incarne le mieux la fascination face à la toute-puissance de l’argent ; nous permettant d’acquérir tous les objets de valeur, il est le « moyen absolu »)

-       du prodigue (à ses yeux, l’argent peut tout, permet tout et donne tout ; il met en pratique cette liberté infinie en passant ses journées à dépenser)

-       du cynique (persuadé qu’il n’y a plus de valeurs dans la mesure où, par le biais de l’argent, tout devient commensurable)

-       de l’ascète (tout en se prétendant libéré de l’argent, est en fait obsédé par le fait de s’en éloigner à tout prix).

Ces pathologies révèlent la toute-puissance de l’argent : intermédiaire universel qui permet tous les échanges, il tend aussi à détruire toutes les autres valeurs et nous expose à la vénalité.

Scandale.

Totem ou tabou, les questions d’argent fascinent autant qu’elles embarrassent. Pourquoi ? Pas uniquement pour des questions d’ « héritages mal digérés de culture paysanne et de catholicisme étroit ou de marxisme rance », écrit Patrick Williams.

Le sociologue Philippe Chanial, auteur de La société du don, poursuit : « Dans la tradition française, héritée de la Révolution, la figure du citoyen suppose l’égalité matérielle. Pour Rousseau, une communauté politique ne peut pas exister avec des inégalités de richesse trop fortes. Il ne s’agit pas de raisons simplement morales, mais politiques : quand les gens sont trop pauvres, ils risquent d’être asservis, or, justement, l’égalité – comme la liberté, d’ailleurs – suppose d’abord la non-domination, le refus de toute forme de servitude. »
 

Tandis que la richesse cumulée des 500 plus grandes fortunes françaises a quadruplé en 10 ans, atteignant 330 milliards d’euros, le nombre de SDF a bondi, lui, de 50%, durant la même période. Et en 2010, la France comptait 4,8 millions de pauvres (vivant avec moins 50 % du niveau de vie médian soit, en 2010, 803 euros mensuels). De quoi hypothéquer, avec Rousseau, l’intégrité de la communauté politique.

À lire: 

L'argent : Philosophie déroutante de la monnaie, de François Dagognet (Encre marine)

Philosophie de l'argent, de Georg Simmel (PUF)