Qu’est-ce qu’un véritable ami ?

S’il est facile de les nommer et de les compter – souvent sur les doigts d’une main –, on a plus de mal à expliquer pourquoi ce sont des amis, de vrais amis. Le fait de pouvoir compter sur eux ? De passer de bons moments ensemble ? De partager les mêmes convictions ? Sans doute, mais il y a dans l’amitié quelque chose de plus essentiel et d’insaisissable, qui dépasse le cadre mesurable ce que les amis peuvent se donner l’un à l’autre et partager ensemble. Devant la difficulté à définir ce lien, on se contente souvent de la formule de Montaigne à propos de son ami (et sans doute amant) La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Il y a vingt-cinq siècles, Aristote, lui, y consacrait les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque, qui viennent d’être réédités en volume dans une nouvelle traduction de Nicolas Waquet (L’Amitié, Rivages). Considérant l’amitié comme « le bien le plus précieux » et « le principal fondement de la société » – « sans amis, personne ne choisirait de vivre, même pourvu de tous les autres biens » –, Aristote proposait une définition simple mais profonde : « Un bon ami est un ami qui nous élève.

L’amitié nous rend meilleurs, c’est la thèse forte que soutient Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, dont les livres VIII et IX peuvent être considérés comme un véritable traité sur l’amitié.

Précisons d’abord que le terme grec ​« philia »​, traduit par « amitié », concerne toutes les relations sociales de proximité, incluant les liens amoureux, familiaux ou politiques.

Dans l’ensemble de ces relations, Aristote distingue trois types d’amitiés : l’amitié utile, fondée sur l’intérêt, l’amitié agréable, qui repose sur le plaisir, et enfin l’amitié, plus rare et plus exigeante, qui a pour fondement la vertu et pour but le bien. Si les méchants peuvent nourrir une amitié du premier type et si les jeunes contractent très facilement une amitié du deuxième, seule l’amitié fondée sur la vertu est une amitié solide et durable : « L’amitié parfaite est celle que nouent les hommes bons les uns avec les autres et ceux qui se ressemblent sur le plan de la vertu ».

Pourquoi nous bonifie-t-elle ? Parce qu’elle est vertueuse, justement. Or une vertu au sens d’Aristote n’est pas une qualité morale intérieure ni une norme morale extérieure ; c’est ce qui porte une chose à sa perfection. Dans le domaine pratique, c’est la disposition de l’agir (« hexis ») qui oriente notre désir vers des fins bonnes. Cette disposition se cultive au contact de l’éducation et de l’expérience. L’action vertueuse découle d’habitudes acquises, qui sont elles-mêmes le fruit d’actions répétées.

Or le propre de l’ami véritable est précisément qu’il m’incline à agir pour mon propre bien, qu’il me décentre de mes intérêts et de mes plaisirs, non pas pour respecter une norme morale abstraite et impersonnelle, mais pour le bien d’un être singulier, lui-même animé par le bien.

Ne croyons pas pour autant que l’amitié est purement désintéressée ou carrément contraignante ! Aristote insiste sur le fait que l’amitié vertueuse est joyeuse et profitable – à tel point qu’on la confond parfois avec les deux autres sortes d’amitié –, mais elle l’est ​par ailleurs​. ​Il défend ainsi une forme légitime et rationnelle d’égoïsme, qui n’exclut pas l’altruisme dès lors que les amis se font mutuellement du bien : nous avons tout intérêt à nous entourer d’amis de valeur qui nous aident à devenir nous-mêmes meilleurs. Comme le dit Nicolas Wauquet dans sa préface à la nouvelle édition, il s’agit pour l’homme vertueux « d’actualiser, de réaliser en acte la « philia » dont il est en puissance le garant… S’investissant totalement dans de beaux gestes et de nobles actions, l’honnête homme répond à sa vocation profonde, se réalise pleinement et fait du même coup son propre bien. » Bref, nous comprenons ainsi qu’un bon ami est... un ami bon !