Pourquoi aimons-nous faire des puzzles ?

Pour contempler une belle œuvre

Platon (428-348 av. J.-C.)

Des heures à reproduire les Tournesols de Van Gogh… et enfin la satisfaction d’admirer le chef-d’œuvre sur la table basse du salon ! Nous éprouvons un curieux plaisir à reconstituer un paysage ou un tableau de maître à partir de milliers de pièces. C’est que, pour Platon, la beauté de l’art provient de cette unité qui jaillit du multiple. « L’un et le multiple circulent partout et toujours », et nous sommes enchantés par cette intrication comme si nous avions « découvert un trésor ». Or la contemplation du beau n’est pas qu’une affaire esthétique, elle participe de la vie heureuse et nous introduit à l’exercice de la mesure, au souci de la proportion. En un mot : au bien !

Pour mettre de l’ordre dans le monde

G. W. Leibniz (1646-1716)

Il arrive qu’on force un peu pour faire entrer une pièce à l’emplacement qu’on sait ne pas être le sien. Mais chaque morceau est unique et ne s’insère qu’en un endroit précis – c’est tout l’intérêt du jeu. Il en va du puzzle comme du monde. Pour Leibniz, l’Univers est en effet composé d’une multitude de petits éléments singuliers – les monades –, imperceptibles mais agencés de la meilleure façon possible par un Dieu mathématicien. C’est cette harmonie préétablie que nous retrouvons dans des images « claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties ». En recomposant ainsi une image prédéfinie, à partir de minuscules éléments, nous rendons au monde sa perfection.

Pour exercer notre attention

Émile Durkheim (1858-1917)

S’il est un loisir, le puzzle n’en exige pas moins de la méthode : il s’agit de progresser en triant les pièces, en commençant par les coins, en poursuivant par les bords et les détails remarquables, avant de se consacrer aux grandes masses monochromes. Il sollicite notre attention, au sens que donne Durkheim, l’inventeur de la méthode sociologique, à ce mot. L’attention active, qu’il distingue de la distraction – l’attention attirée de façon inopportune par un objet –, est « l’une des facultés les plus fécondes de l’esprit », aux côtés de l’imagination. Mieux, « le génie n’est qu’une longue patience […], une longue imagination, et une longue attention ». Le casse-tête, un jeu génial ? 

Pour passer le temps

Henri Bergson (1859-1941)

Ils occupent les longues soirées d’hiver. Nous les faisons, les défaisons, les refaisons. Les puzzles sont indissociables du temps de l’attente. Avec eux, il ne s’agit pas tant d’occulter le temps qui passe que de l’habiter, d’éprouver une durée qui s’oppose en tout point au temps linéaire et mesurable de la science, à celui des horloges. Lorsque nous observons « le mouvement de l’aiguille », souligne Henri Bergson, nous nous bornons « à compter des simultanéités ». Au contraire, la durée véritable est toujours qualitative. Pensez à ces moments passés en famille ou entre amis à compléter un puzzle qui pourrait bien rester inachevé, vous souciant moins du résultat que des moments partagés autour de lui : voici l’épaisseur du temps vécu.