Pierre Zaoui : “La gauche est habitée par une sinistre haine de soi”

Le clivage gauche-droite est-il encore pertinent pour s’orienter dans la politique contemporaine ? Alors que les sondages font état d’un basculement électoral de l’opinion vers la droite et d’une fragmentation de la gauche, dans le champ idéologique, l’état des lieux est opaque : les uns considèrent que l’extrême droite a gagné la bataille des idées en ayant réussi à mettre les questions autour de l’islam, de la laïcité et de la sécurité au centre du débat, les autres considèrent que la gauche radicale polarise le débat autour des questions du racisme, de la cancel culture, du genre et de l’identité. Chaque camp accusant l’autre de « faire le jeu » de l’extrême droite. Pour y voir plus clair, nous avons demandé à une dizaine de jeunes philosophes issus de toutes les couleurs du champ politique, de répondre à trois questions : êtes-vous de gauche ou de droite ? Comment définissez-vous ce partage ? Va-t-il disparaître ou être réinventé ?

Aujourd’hui, la réponse de Pierre Zaoui, professeur de philosophie à l’Université Paris VII-Denis Diderot, spécialiste de la pensée de Spinoza, auteur de La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010), et… homme de gauche. 

Êtes-vous de gauche ou de droite ? 

Pierre Zaoui : J’aimerais bien savoir avec certitude ce que je suis ! Il y a tellement de gens qui se croient de gauche et sont foncièrement de droite (l’inverse est moins vrai, même si ça arrive aussi) que je me méfie. Mais je me sens de gauche, et de toutes les gauches : un peu coco, un peu anar, un peu soc-dem, un peu libéral (au sens politique), un peu étatiste. Traversé évidemment, comme tout le monde, par des flux de droite (des flux racistes, chauvinistes, machistes, quelques colères autoritaires, quelques crispations parfois sur « mes propriétés », quelques désirs de domination, un peu d’élitisme etc.), parce que je ne vis pas sur la lune, mais je crois qu’ils sont minoritaires, donc je me sens globalement de gauche.

Qu’est-ce qu’être de gauche, selon vous ? 

La gauche, c’est un principe de rassemblement pour la défense des plus démunis, des parias, des exclus : ne jamais être du côté du manche. C’est pourquoi les idées de gauche radicale et de gauche modérée, ou de gauche morale et de gauche réaliste, sont, à les prendre à la lettre, des contradictions dans les termes. La gauche, c’est le désir de faire cohabiter radicalité et modération, moralité et rapports de force, intransigeance face à l’intolérable et sens du compromis face au réel.

La gauche doit-elle se redéfinir ? 

Les vrais enjeux de l’écologie, de l’Europe, des religions, des épidémies etc., dès qu’ils sont envisagés dans leur dimension proprement politique, réactivent le clivage droite/gauche. S’il y a crise écologique, ce n’est pas parce que seraient en danger la nature (qui est infinie et se porte très bien, merci pour elle) ou l’humanité tout entière (le Politburo chinois, la bourgeoisie versaillaise ou les survivalistes fous de l’Arkansas survivront à tout, on le sait d’avance), mais parce que les dégâts du réchauffement climatique et de la perte en biodiversité vont se répartir très inéquitablement : on va faire payer celles et ceux qui n’ont rien. Et c’est pareil pour toutes les autres questions idéologiques qui semblent aujourd’hui cliver la gauche. Donc, certes, la gauche est très mal en point, habitée par une sinistre haine de soi car préférant se déchirer que s’unir, mais je répondrais quand même à l’envers de votre question : elle est vouée à réapparaître sans cesse. Ce n’est pas une question d’idéologie ou d’optimisme, mais de structure de la réalité politique.