Pierre Zaoui : “Redonnons au désir sa légèreté”

Une bulle de calme. C’est dans son appartement niché au fond d’une cour arborée que Pierre Zaoui nous reçoit. Un refuge qui contraste avec le brouhaha du boulevard Barbès, à deux pas. Sur le sol, quelques peluches pendouillent sur un arceau de musculation, transformé en portique pour bébé. Devenu père pour la troisième fois, le philosophe s’amuse de ce bricolage qui semble refléter sa vie comme sa pensée : celle d’un homme qui, malgré son exigence intellectuelle, a su garder une âme d’enfant. Très engagé dans sa jeunesse, Pierre Zaoui a la distance de ceux qui ont risqué de se perdre dans le tumulte du monde. Au cœur des années sida, il milite à Act Up et connaît l’épreuve de perdre les siens – un choc qui lui inspire La Traversée des catastrophes. Chez Vacarme, revue de gauche qu’il a cofondée, il se donne pour objectif de « faire de la politique à hauteur d’homme ». Pierre Zaoui n’apprécie guère de se positionner en surplomb. Son engagement, il préfère le vivre dans l’ombre ; il a d’ailleurs consacré un livre à cette vertu sous-estimée qu’est la discrétion. Le philosophe aime à rappeler la vanité de l’existence – non pour la dénoncer platement mais pour mieux supporter le « peu de choses » que nous sommes et qu’est l’Univers. Son nouvel essai est dédié aux bulles de savon, « beautés éphémères » qui ravissent les enfants, pauvres comme bourgeois. Comment peut-on se réjouir de si peu ? C’est l’obsession de cet « amoureux de Spinoza », convaincu que la joie demeure malgré l’absurdité de l’existence. Pierre Zaoui est de ces auteurs qui dansent sur la brèche, en quête de légèreté. Non par naïveté mais parce qu’ils savent que le gouffre est profond. Avec une question qui ne le lâche pas : comment savourer l’existence alors qu’on ne croit en rien ? En l’écoutant, on se dit qu’il est possible d’être au monde sans Dieu ni maître. À condition de ne pas se prendre soi-même trop au sérieux.

Pierre  Zaoui en 6 dates
1968 Naissance à Grenoble
1989 Entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm
1991-1995 Militant à Act Up-Paris
1994 Cofondateur de la revue Bosnie réagir
1997 Cofondateur de la revue Vacarme, avec Laurence Duchêne, Philippe Mangeot, Mathieu Potte-Bonneville et une dizaine d’autres amis autour de l’appel « Nous sommes la gauche »
Depuis 2009 Maître de conférences à l’université Paris-7 (aujourd’hui Paris-Cité)

D’où vous est venue l’envie d’écrire sur les bulles de savon ?

Pierre Zaoui : Cela fait longtemps que je m’étonne de la puissance de joie que produit un tout petit kit à bulles de savon, sur mes propres enfants comme sur ceux des autres. Une joie incroyable, à partir de rien ou presque. Donc je me suis intéressé à ce mystère. L’écrivaine et photographe Suzanne Doppelt a dédié un beau livre aux Bulles de savon du peintre Chardin [1699-1779], intitulé Rien à cette magie [2018]. Un titre emprunté à Diderot, qui, parlant de son contemporain, dit qu’« on ne comprend rien à cette magie ». Un certain nombre de penseurs – des théologiens à Lacan – ont produit des textes très sérieux sur la fécondité du rien ; ce qui m’intéressait, moi, c’était le fait qu’il y ait une telle jubilation avec si peu. Il y a quelque chose d’infiniment léger dans l’apparition de la bulle, ainsi que dans sa disparition. 
 

Vous le dites vous-même dans votre essai : quelle idée, dans cette période de guerres et de catastrophes, d’écrire sur un sujet aussi « léger » !

En cette période d’atrocités, j’ai voulu écrire sur l’insouciance et, sur le plan métaphysique, penser la vie et le monde comme légèreté, comme petite beauté éphémère. Pour Heidegger, l’essence de la philosophie, c’est d’alourdir l’être-là, de lui rendre son véritable poids. À l’opposé, je pense que c’est d’alléger les choses, car le fond de la vie est superficiel. On n’est qu’éphémère sur cette Terre. J’ai donc voulu réhabiliter la question de la vanité, aux sens théologique et moraliste – comme vacuité de la créature et comme amour-propre. La bulle rassemble ces deux sens : elle est vanitas, vide d’être, et montre un éclat qu’elle n’a pas. Il est inutile de tonner contre la légèreté : au fond, c’est très bien que les choses soient vaines. Sinon les morts et les blessures et les injustices seraient encore plus insupportables.