Peter Singer : “Vous devez vous demander comment faire le bien”
En France, Peter Singer est peu connu en dehors du cercle des militants de la cause animale dont il est l’un des maîtres à penser. Pourtant, c’est l’un des philosophes vivants les plus importants qui, par ses expériences de pensée provocantes, bouscule nos convictions morales les mieux ancrées. À l’heure où paraît son dernier livre “L’Altruisme efficace”, il nous accorde un entretien où la raison ne fait guère de sentiment.
Dépaysement garanti. Si Peter Singer est l’un des philosophes les plus influents et les plus débattus du monde anglo-saxon, il n’est guère connu du public français. Et pour cause : sa manière de raisonner, d’aborder les questions morales, est complètement déroutante pour notre tradition. L’ambition de Peter Singer est de fonder des recommandations éthiques en ne convoquant jamais aucun argument religieux et en s’en tenant à une argumentation rationnelle et à des données objectives et quantifiables. Il ne tient aucun compte des croyances et des valeurs des êtres humains, pas plus qu’il ne s’intéresse à leurs sentiments ou à leurs émotions. Son but est de donner à l’éthique la rigueur d’une science. Et, de fait, par son recours à de nombreuses expériences de pensée et par sa manière de citer souvent des chiffres, il semble nous proposer une sorte de morale de laboratoire.
Peter Singer s’inscrit, en réalité, dans une tradition de pensée qui a fait florès dans les pays de tradition protestante : comme Jeremy Bentham, comme John Stuart Mill, il est utilitariste. C’est-à-dire qu’il se demande comment maximiser l’utilité, ou le bien-être du plus grand nombre possible d’individus. Par individus, Singer n’entend pas seulement les humains, mais tous les « sentients », soit les êtres doués d’une conscience de la mort et capables de ressentir la douleur. La réflexion de Singer sur le bien-être animal est présentée dans un livre qui a fait date, La Libération animale (1975). Mais la parution en cette rentrée de L’Altruisme efficace (Éditions Les Arènes) donne l’occasion de découvrir un autre versant de son travail, qui a trait cette fois aux relations entre humains. Non content d’être utilitariste, Singer est aussi conséquentialiste : il considère que, pour évaluer si une action est bonne ou mauvaise, il faut laisser de côté les intentions de la personne qui l’a commise, pour s’intéresser seulement à ses conséquences. Un motard accidenté est au sol, vous croyez bien faire en essayant de le relever et vous lui abîmez la colonne vertébrale. Un conséquentialiste ne retiendra que ce dernier point : à ses yeux, vous avez mal agi. Dès lors, une bonne action est une action qui a pour effet d’accroître le bien-être objectif des êtres (leur santé, leur bien-être), et une mauvaise action a un impact négatif sur celui-ci. Voilà les grandes lignes du projet dans lequel s’inscrit Singer, qui nous emmène très loin de notre vie morale spontanée. Prêts pour le voyage ?
Peter Singer en 7 dates
- 1946 Naît à Melbourne, dans une famille de juifs viennois ayant fui l’Autriche pour l’Australie au moment de l’Anschluss
- 1971 Devient végétarien
- 1975 Fait paraître La Libération animale, plaidoyer pour le végétarisme et le bien-être animal qui a développé le concept d’« antispécisme »
- 1977 Professeur de philosophie éthique à l’université de Melbourne jusqu’en 1979 ; professeur invité dans de nombreuses universités américaines
- 1989 Son livre Questions d’éthique pratique, où il recommande l’euthanasie dès la naissance des enfants sévèrement handicapés, provoque de vives polémiques, notamment en Allemagne où les positions de Singer sont comparées à celles du régime nazi
- 1996 Fait campagne sur liste écologiste aux élections du Sénat australien, sans succès
- 1999 Nommé professeur de philosophie éthique à l’université Princeton (New Jersey) où il enseigne encore à ce jour
Vous réfléchissez depuis longtemps à l’altruisme. En 1972, vous avez fait paraître un article célèbre, « Famine, richesse et moralité », où vous exposiez l’argument de « l’enfant qui se noie ». Pouvez-vous nous le présenter ?
Peter Singer : Imaginez que vous traversez un parc à la tombée de la nuit et que vous longiez un étang. Vous le savez peu profond parce que vous avez vu des gens s’y baigner. Ce soir-là, vous êtes le seul promeneur. Vous avez mis vos plus beaux habits car vous vous rendez à un dîner important. Dans l’étang, vous apercevez un enfant qui ne noie. Très jeune, il n’a pas pied. Votre première réaction est peut-être de vous demander : « Mais où sont ses parents ? » Après tout, vous n’avez pas la responsabilité de cet enfant. Mais vous tournez la tête, et il n’y a personne. Chaque seconde compte, vous n’avez pas le temps d’enlever votre costume et vos chaussures neuves avant de vous jeter dans l’étang. Que faire ? Quelle est l’attitude moralement correcte ? Continuer votre chemin en décidant d’oublier cet enfant, parce que vous n’en avez nullement la responsabilité ? Ou vous jeter à l’eau pour le sauver, en sacrifiant chaussures et costume ? La plupart des gens à qui j’ai soumis la question estiment que ce serait une faute morale grave de ne pas secourir l’enfant. Ce que cela vous coûtera – un costume et des chaussures – est sans mesure avec la gravité de la mort d’un enfant.
Quelles conclusions tirez-vous de cette expérience de pensée ?
Comparez la situation dans laquelle nous sommes, habitants des pays riches, à celle des populations des pays en voie de développement. Nul besoin d’être millionnaire. Si vous pouvez dépenser 2 euros pour un café sans que cela ne change rien pour vous, ou vous payer des vacances d’été à l’étranger pour quelques milliers d’euros, vous êtes déjà incroyablement privilégié par rapport à un habitant moyen de la Sierra Leone ou du Niger. À l’exception des plus démunis d’entre eux, les Américains et les Français peuvent, au prix d’un sacrifice négligeable, sauver des vies dans les pays pauvres. Vous pouvez le faire. Parfois, il s’agira seulement d’acheter une moustiquaire pour protéger un enfant de la malaria. Des millions de bébés deviennent aveugles en Afrique au cours de la première année de leur vie parce qu’ils manquent de nourriture, d’eau potable, de soins de base. Nous sommes donc, nous ressortissants des pays riches, dans la situation de ce promeneur qui passe près d’un étang où un enfant se noie. La distance – le fait que, dans mon expérience de pensée, l’enfant se noie sous vos yeux, alors que les pauvres du Bengladesh sont loin de vous – n’a aucun poids éthique d’un point de vue rationnel.
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