Mort de Jean-Luc Nancy : disparition d’un Ineffaçable
Philosophe de premier plan, phénoménologue et penseur de la déconstruction, ami de Jacques Derrida et de Philippe Lacoue-Labarthe rencontré à l’université de Strasbourg où il passa l’essentiel de sa carrière, Jean-Luc Nancy s’est éteint. Tout un monde disparaît avec lui, l’un des derniers représentants de la philosophie française du XXe siècle, qui en côtoya tous les grands noms : Deleuze, Lyotard, ou encore Althusser. Mais l’oeuvre de Nancy, assurément, restera. Car cette oeuvre, il l’a conçue avant tout comme un « partage » actif, ouvert et sans fin, dans lequel toute communauté d’hommes prend son sens. « La philosophie, c'est ça. C'est ce travail-là, de pensée. Rien qui soit de l'ordre d'une connaissance, mais plutôt d'arriver à mettre des mots sur ce que l'on vit. […] La tâche de la pensée est celle de la réouverture, du réveil, de la reprise d’insistance de l’infinité du sens. […] Philosopher commence là où le sens est interrompu . » Mais « le sens n’est pas un stock de significations, de réponses et d’explications du monde déposées quelque part et qui serait à partager. Non, le partage, c’est le sens. » Le travail de Nancy, qui se déploie quelque part entre les sommets de complexité et l’appartenance la plus charnelle à l’immanence, est frappé du sceau d’une générosité et d’une ouverture à toute épreuve. Car, dans son infinité consubstantielle, la pensée se prolonge bien en deçà, et bien au-delà, du penseur. Aurélien Barrau avait sans doute raison, en ce sens, de considérer Nancy comme un « immortel ».
L’oeuvre de Nancy, comme celle de certains des penseurs qui l’ont le plus influencé, Bataille et Blanchot, est hantée par le fantôme de la totalité. « Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne […] est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté », écrit-il. Avec la mort des absolus, les hommes doivent, désormais, assumer l’épreuve d’un monde dans lequel les liens qui les unissent ne sont plus donnés, déterminés d’emblée, d’un monde dans lequel le sens de la communauté semble se dérober sans issue possible.
Que le sens ne soit plus donné n’implique pas, pourtant, que les hommes soient condamnés à un irrémédiable esseulement. « Cette énorme illusion de la modernité, l'illusion de la libération d'une humanité qui aurait surmonté toutes ses dépendances, nous avons en fait commencé à en prendre conscience », écrit Nancy. Car le chaos qui prit la place du cosmos ordonné est encore, et de manière peut-être plus radicale que jamais, un être-ensemble, un être-avec. Les corps ne cessent de se frôler, de se rencontrer, de se contaminer sur le sol du monde ; les hommes s’excèdent sans cesse et se mêlent dans cet excès sur eux-mêmes. « Il n'y a rien entre nous », dans le double sens d’une absence de lien, et en même temps d’une absence radicale de frontière étanche. Le Covid-19 nous en aura donné l’indice : « Le virus nous communise. Il nous met sur un pied d'égalité (pour le dire vite) et nous rassemble dans la nécessité de faire front ensemble. » Ainsi, « l'être est ensemble, et il n'est pas un ensemble ». Seulement une coappartenance insensée mais originelle à un « nous » indéterminé.
Il faut donc, comme il le soulignait dans le grand entretien qu’il nous avait accordé en 2007, « penser que nous “nous” précédons… Mais ce n’est pas l’antécédence d’un tout, d’une substance commune (encore moins d’un sang, d’une nation ni même d’une "communauté"). C’est l’antécédence de l’être même en tant qu’il est, essentiellement, "être avec". Et cela vaut de l’ensemble du monde : nous sommes, certes de manières différentes, “avec” les animaux, les plantes, les planètes. “Avec” n’est ni extériorité ni intériorité, c’est proximité et éloignement, c’est contact et écart, attrait et retrait ; c’est l’ouverture du sens. » Comme le précisait, ailleurs, le philosophe : « il y a de l’autre, il y a de l’hors mais il y aussi du commun et il est premier. »
Tel est, au fond, l’enjeu qui traverse de part en part l’oeuvre de Nancy : relever le défi de ce qu’il nomme une « communauté désoeuvrée », d’une communauté qui n’est plus « oeuvrée », d’une communauté qui serait d’emblée accomplie. La communauté est frappée d’un inaccomplissement essentiel. Elle ne peut être embrassée de l’extérieur, mais seulement vécue, de l’intérieur, par les « singuliers pluriels » qui la déploient en partageant leur expérience, chaque fois nouvelle, du commun. « Faire une expérience, c'est toujours être perdu. On perd la maîtrise. En un sens, on est jamais vraiment le sujet de son expérience. C'est plutôt elle qui suscite un sujet nouveau. Un autre “nous” est en gestation. »
Si « le partage du sens, c’est aussi la “communauté” », Nancy aura sans conteste, par son oeuvre prolixe et multiforme, participé au plus haut point à l’exploration sans fin de la profondeur de notre être-ensemble. Lui qui aimait déjouer les oppositions binaires, le voilà qui prend l’allure paradoxale d’un absent toujours présent. Ce qu’il disait lui-même de ses amis disparus, dans notre dernier hors-série consacré à l’amitié : « L’autre absent souligne sa présence : voici son rire, voici sa mélancolie. Aujourd’hui je vis entouré d’amis morts et présents. J’entends leurs intonations et je les entends me dire : alors, tu voudrais bien savoir ce que nous dirions ; tu en devines un peu, mais très peu. […] Morts ou vivants les amis sont des esprits […] Un esprit souffle à sa manière – mort ou vivant. Et c’est aussi pourquoi nous pouvons avoir de l’amitié pour quelqu’un d’inconnu : je pense à bien des gens rencontrés, parfois morts. Des esprits, oui des souffles, des bruissements de milliards d’idées, d’affects, de manières […] Les noms propres à eux seuls font une galaxie », dans laquelle Nancy trouve aujourd’hui sa place.
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