Michela Marzano : “Il ne suffit pas d’invoquer la paix afin que la paix puisse s’installer”

Face à la guerre menée par la Russie sur le sol européen, il est plus que jamais indispensable de parvenir à comprendre à ce qui nous arrive, sur le plan politique, social, mais aussi existentiel, éthique et métaphysique. Nous avons demandé à plusieurs philosophes de nous livrer leurs réflexions.

Spécialiste d’éthique et de notre rapport au corps, ancienne députée au Parlement d’Italie, la philosophe italienne Michela Marzano reproche aux pacifistes de ne pas soutenir suffisamment la résistance ukrainienne. Elle rappelle, textes de Svetlana Alexievitch et de Hannah Arendt à l’appui, que la paix « est l’œuvre de la justice »… et parfois, d’un combat inévitable.

« “À la guerre, j’ai compris qu’il n’y a pas grand-chose d’humain chez l’homme. S’il n’a rien à manger, il devient cruel. S’il en bave, il devient cruel. Alors, que lui reste-t-il d’humain ?”, écrit l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch dans Les Cercueils de zinc (1991). Prix Nobel de littérature en 2015, elle connaît bien la guerre : elle l’a vécue, l’a observée, l’a racontée. Et à ceux qui lui demandent ce qu’elle pense de la violence, elle ne cesse de répéter que la haine ne sauve pas, et que le seul espoir pour la survie de notre monde réside dans l’amour.

Mais à la différence des idéologues du pacifisme, Alexievitch ne se fait pas d’illusions sur la nature de l’homme : elle ne croit absolument pas que l’être humain, au fond de lui, soit bon. Pour elle, l’homme est cruel et capable du pire. Alexievitch invoque la paix, mais elle sait très bien que celle-ci ne coïncide pas toujours avec l’absence de conflit. La paix, pour elle, est aussi et surtout “l’œuvre de la justice”. C’est pourquoi, lorsqu’on est face à l’injustice de l’oppression, l’usage de la force n’est qu’une défense légitime.

“La paix ne peut parfois être que le résultat de la résistance armée”

Si j’ai commencé ce court texte en citant un extrait de ce roman d’Alexievitch, c’est parce que moi aussi, je suis convaincue qu’il ne suffit pas d’invoquer la paix afin que la paix puisse s’installer, et qu’il y a des moments, comme aujourd’hui en Ukraine, où celle-ci ne peut être que le résultat de la résistance du peuple ukrainien contre l’invasion des Russes. Et que c’est notre devoir d’encourager les Ukrainiens et de les aider non seulement à travers un certain nombre de sanctions contre Moscou, mais aussi en leur envoyant des armes afin qu’ils puissent défendre leur pays.

Certes, moi aussi, comme les pacifistes, je hais la guerre. Moi aussi, je hais la violence et l’oppression. Je déteste même l’agressivité qui précède l’oppression, la violence et la guerre. Mais je méprise également l’extrême hypocrisie de ceux qui, au nom de la paix, refusent de regarder en face la réalité.

“Ouvrir les yeux sur le champ de décombres”

Pourtant, Hannah Arendt nous avait mis en garde contre toute forme de réflexion désincarnée. Elle nous avait expliqué que c’est toujours et seulement à partir des événements que la pensée s’incarne et devient féconde. “Je crois que la pensée comme telle naît des événements de l’expérience de notre vie et doit leur demeurer liée comme aux seuls repères auxquels elle puisse s’attacher”, écrit-t-elle dans la préface à La Crise de la culture (1961), expliquant comment, pour elle, tout avait changé le 27 février 1933, lorsque les nazis avaient procédé à l’incendie du Reichstag, le parlement allemand. Après l’avènement du nazisme, il n’était plus possible, pour un intellectuel, de rester dans sa tour d’ivoire. Il fallait ouvrir les yeux “pour voir que nous sommes dans un champ de décombres”.

Alors, comment peut-on aujourd’hui ne pas voir le “champ de décombres” dans lequel nous plonge la guerre en Ukraine ? Comment est-il possible que des philosophes ou des politiques très présents dans le débat public (Massimo Cacciari, Michel Onfray, Jean-Luc Mélenchon…) continuent de nier la réalité et prétendent même que la seule façon de mettre un terme à la guerre et de préserver la paix, ce serait la capitulation de l’Ukraine ?

Quel coût sommes-nous prêts à assumer ?

Cette guerre, comme toutes les autres, est faite de chair, de sang, de mort. Elle est en train de traumatiser des millions de personnes, les obligeant à quitter leur pays, des millions de réfugiés que l’Europe tout entière devra non seulement accueillir, mais aussi aider à se reconstruire. Comment pourra grandir un enfant qui a perdu ses parents assistant au bombardement de sa maison ? Une fois devenu adulte, sera-t-il capable ne serait-ce que de ne pas haïr ceux qui l’ont contraint à l’exil ou l’ont rendu orphelin, en alimentant à son tour d’autres guerres ? Que faisons-nous concrètement pour ces femmes et ces enfants ou pour ceux qui, en Ukraine, résistent et combattent ?

Pouvons-nous nous contenter d’avoir peur (ou de nous faire peur) en imaginant que la seule alternative face à laquelle nous nous trouvons est de choisir entre le sacrifice de l’Ukraine et le déclenchement d’une guerre nucléaire ? Sommes-nous prêts à renoncer au gaz russe, même si cela implique des efforts supplémentaires de notre part (nous réchauffer moins, produire moins, éclairer moins, etc.) ? Ne plus acheter de gaz russe reviendrait à cesser de financer cette guerre insupportable et à aider concrètement l’Ukraine. Bien plus que le fantôme d’une Troisième Guerre mondiale. Bien plus que les belles paroles de ceux qui, refusant de prendre parti, laissent en fait à d’autres le soin de se salir les mains. »