L’extension du domaine de la note 

La note appartient originellement au monde de l’école et des écoliers… Le sociologue Pierre Bourdieu rappelle à ce titre que les notes scolaires appartenaient, à l’époque où il écrit, au domaine du « jeu ». Non pas parce qu’elles n’avaient pas d’influence sur la vie de l’étudiant, mais parce qu’elles restaient cantonnées au monde de l’école, qui précède la vie d’adulte. Elles bénéficiaient donc selon l’auteur des Héritiers (1964) d’une forme « d’irréalité », car « même s’il est vécu dans le drame », l’échec scolaire n’avait pas « la gravité d’un débauchage ». Passé l’époque des bancs de l’école, il fut un temps où l'on pouvait donc raisonnablement considérer ses mauvaises notes comme un mauvais souvenir. 

À présent, les notes font pleinement partie du monde des adultes. De la mention cerclée de rouge dans le coin d’une copie, elles se sont transformées en « étoiles », que l’on peut distribuer sur à peu près tous les sites qui vendent des objets, des lieux de résidence ou des services. La Nouvelle Guerre des étoiles (Kero, 2020), une vaste enquête menée par  les journalistes Vincent Coquaz et Ismaël Halissat, montre l’étendue du pouvoir que les notes ont pris à tous les niveaux. Elles peuvent désormais déterminer les primes des uns, priver les autres de leur emploi, accélérer ou déclencher des faillites. Elles ont également changé de formes. Elles ne sont plus seulement verticales et localisées dans le temps – comme quand les professeurs notent les élèves sur un devoir précis – mais réciproques, croisées et quasi continues. Chez Amazon par exemple, l’une des entreprises les plus friandes du « feedback permanent », les collègues se notent entre eux, tandis que des plateformes comme Uber ou Airbnb imposent des systèmes de notation mutuels. Ainsi sommes-nous constamment soumis à un flux complexe d’étoiles, de bilans et d’avis enchevêtrés.