La mousse végétale, cette mal-aimée
« Les mousses du sol pourraient jouer un rôle essentiel pour certains des éléments clés des objectifs de développement durable de l’ONU », affirment des chercheurs dans la revue Nature Geoscience, qui publient une étude fouillée et inédite sur le rôle décisif des bryophytes dans le fonctionnement des écosystèmes. Une invitation à prêter attention à ces végétaux souvent négligés.
Les mousses sont peut-être les plus discrètes des plantes. Souvent, c’est à peine si nous les regardons. En Occident, du moins : « L’Occident les ignore le plus souvent ou les chasse : ennemies jurées de la divinité pelouse, elles ne font guère les délices que de quelques botanistes », souligne la poétesse Véronique Brindeau dans Louange des mousses (Picquier, 2018).
Végétal sans tige
Pour le regard distrait, les mousses forment un tapis presque uniforme, une masse végétale indifférenciée assez peu digne d’intérêt. Elles n’ont pas la beauté évidente, manifeste, expressive, la sophistication des plantes articulées et des fleurs colorées. Elles ne possèdent pas ce qui, chez les autres végétaux, constitue la condition de leur exhibition : la tige qui supporte leur élévation dans l’espace aérien depuis l’enracinement dans les profondeurs du sol. « La consolidation de la tige est permise par la formation des faisceaux vasculaires […] qui font encore défaut aux mousses, les plus primitives des plantes axiales ou plantes articulées », explique Hedwig Conrad-Martius dans Die « Seele » der Pflanze (« L’Âme des plantes », 1934).
La mousse est un organisme en deux dimensions – car elle ne possède pas non plus, ou presque pas, de racines. Les Rasâ’il Ikhwân al-Safâ’ (رسائل إخوان الصفا, les « Épîtres des Frères en pureté »), somme anonyme de philosophie arabe du Xe siècle, souligne quelque chose de cette primitivité : les mousses y sont qualifiées de « plantes minérales ». Décollant à peine de la surface de la terre, c’est tout juste si elles s’en distinguent, marquant la frontière mal définie des règnes de la matière.
“La mousse, plus étonnante que le cèdre”
Un travail attentif de l’œil permet toutefois de changer de perspective et même de trouver un certain émerveillement dans la contemplation des mousses. Certains auteurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, à l’instar du botaniste Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Ce dernier écrit ainsi dans Harmonies de la nature (1815) : « Les harmonies de la nature, si merveilleuses dans les grands objets, le sont encore davantage dans les petits. Elles se multiplient en raison inverse de l’espace. La construction d’une mousse est plus étonnante que celle du cèdre. »
Bernardin de Saint-Pierre admire leurs étonnantes capacités, à commencer par celle de « reverdir » facilement. Et loue leurs propriétés remarquables : « Les mousses sont les meilleurs préservatifs contre l’humidité. » La mousse « ne peut conserver ni communiquer le feu ; elle s’y réduit en cendres sans s’enflammer », « on peut s’en servir pour préserver de l’incendie des charpentes trop voisines du foyer ».
La mort et la ruine
Rien d’étonnant alors à ce qu’elles évoquent presque immédiatement, avec mélancolie, le passage du vivant à l’inerte – la mort. Bernardin de Saint-Pierre écrit encore :
“Puissé-je moi-même être digne d’y avoir un jour mon tertre, entouré de ceux de mes enfants, surmonté d’une tuile couverte de mousse ! C’est par ces décorations végétales que des nations entières ont rendu les tombeaux de leurs ancêtres si respectables à leur postérité. Dans ce jardin de la mort et de la vie, du temps et de l’éternité […] s’évanouiront les vaines illusions du monde, par le spectacle de tant d’hommes que la mort a renversés ; là renaîtront les espérances d’une meilleure vie, par le souvenir de leurs vertus”
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature, 1815
Plus généralement, la mousse rappelle le passage du temps, et la lente déliquescence de toute chose, naturelle comme artificielle, minérale comme vivante. Décrivant un cloître ancien dans Feuilles de route (1896), André Gide note : « Des mousses très humides tapissent les murs et une eau constante y ruisselle. Tout s’y semble effriter d’une pourriture blanche et verte. » De leur côté, les frères Goncourt écrivent dans leur Journal de 1857 : « Sur les vieux troncs, la mousse vert-jaune semble avoir coulé ».
Parce qu’elles n’ont pas toujours besoin de terre et peuvent fréquemment prospérer sur les parois des constructions, les mousses nous renvoient tout particulièrement à la vanité des œuvres de l’homme. Recouvrant patiemment les choses de leur tapis vert, elles sont le premier signe d’un ré-ensauvagement inéluctable qui fascine autant qu’il inquiète, dont on s’empresse, souvent, d’éliminer les traces. « Les ruines […] menacent, et la main du temps a semé parmi la mousse qui les couvre une foule de grandes idées et de sentiments mélancoliques et doux », souligne Diderot dans ses Observations sur la sculpture et sur Bouchardon (1763). « J’admire l’édifice entier ; la ruine me fait frissonner ; mon cœur est ému, mon imagination a plus de jeu. »
Au Japon, la mousse sublimée
Au cœur même de cette érosion des choses cependant, cette même mousse qui inquiète l’Occidental dit, dans la culture japonaise, quelque chose de l’éternité. En témoignent de nombreux poèmes. « Montagnes vertes éternelles à leur pied, la mousse éternelle et immuable, vert clair sous la pluie du printemps » ; « Sans jamais périr jusqu’à l’éternité : les dieux / La mousse au pied des cyprès » – cité par Tetsuro Oishi dans Koke-tsukuri (苔作り), « L’Horticulture de la mousse », paru aux Éditions Hikarinokuni (光の国), « Pays de Lumière », Osaka, 1981.
La mousse ne signale pas seulement la précarité des choses ; elle retient, dans son accumulation, l’écoulement du temps. Lentement accumulée, elle rend visible le passage sourd du temps. « Mousse d’un vert profond, elle s’épaissit quand le temps passe » – cité par Harumichi Kitao dans Chaniwa (茶庭), « Le Jardin menant au thé », paru aux Éditions Mitsumura Suiko Shoin (光村推古書院), Kyoto, 1970. Dans « L’Art des jardins japonais et les mousses », (1989), le paysagiste néerlandais spécialiste en horticulture coréenne et japonaise Wybe Kuitert résume la mousse en Extrême-Orient comme la « matérialisation de l’éternel, des dieux, de la nature avec ses saisons cycliques et du paysage immuable », la « métaphore de la sécurité et de la stabilité, du règne infini des dieux et de leur descendant, l’Empereur. » Elle exprime « l’éternel par l’action du temps », au cœur même du temps (manuel Sakuteiki, 作庭記, XIe siècle).
C’est pour cette raison qu’au fil des siècles, la mousse en est venue à occuper une telle place dans la culture japonaise – au point de figurer dans l’hymne national, de servir de base à de nombreuses expressions comme kokemusu (苔むす, « se recouvrir de mousse », « être moussu », pour désigner le passage du temps) et d’avoir engendré, récemment, le mouvement des « koke girls » (苔ガール, jeunes filles fans de mousse). « C’est bien au Japon, et là seulement, que l’on cultive et admire ces mousses modestes, détestées de nos jardiniers, tout occupés au contraire à les détruire », constate Véronique Brindeau.
Les Japonais « lui font place autour des temples et portent au rang de trésor la mousse la plus simple comme nous le faisons de chênes vénérables, d’arbres majestueux ou rares, de roses ». Ainsi, à Kyoto existe un « Temple des mousses, dont la parure végétale se résume à cet hôte ordinaire des forêts, la plus pauvre et la moins délibérée des parures : don du temps qui passe, que l’attention des jardiniers transforme en frais drapé d’émeraude courant entre les érables, les camphriers, les cèdres ».
Cultiver l’indocile
Toute la beauté de la mousse tient à cette insignifiance, à cette inapparence. Il s’agit alors non d’endiguer son irrésistible propagation, mais de la cultiver : « Quand les années passent, la couleur des pierres change, elles se couvrent de mousses. Ce changement se produit de façon naturelle et non par l’intervention de l’homme ; on doit donc employer des pierres érodées et colorées de façon naturelle, que ce soit en position verticale ou horizontale », conseille le manuel Sakuteiki.
Pièce maîtresse de l’art des jardins japonais, conçus dans l’horizon du temps long, la mousse impose néanmoins au jardinier qui, souvent en Occident, cherche à discipliner le végétal, une autre forme de rapport à la nature. En effet, « les mousses apparaissent toutes seules » (Kuitert), à leur guise, selon leur propre loi. Bernardin de Saint-Pierre le remarquait également : « On ne peut les faire croître où l’on veut tandis que souvent elles viennent où l’on ne veut pas. » La mousse porte en elle un peu d’indiscipline. Bien sûr, « elle a […] des qualités sculpturales, […] elle est forme plastique et ligne. C’est un matériau aux multiples possibilités pour l’aménagement d’un jardin à formes abstraites », admet Kuitert. Mais pour mettre à profit ces possibilités, le jardinier doit accepter son caractère rétif, selon un « credo d’harmonie avec la nature ».
Face au réchauffement
Cette harmonie fragile est toutefois en péril aujourd’hui, en raison du réchauffement climatique. Les mousses aiment en effet la fraîcheur et l’humidité. « Le nord […] est leur patrie naturelle », notait Bernardin de Saint-Pierre toujours dans ses Harmonies de la nature. Le réchauffement climatique met donc en péril leurs conditions de vie, en particulier en ville. Spécialiste en bryologie, le professeur associé au Centre des arts et des sciences de l’université préfectorale de Fukui Ôishi Yoshitaka résume :
“Les spécialistes des bryophytes sont préoccupés par l’impact de l’activité humaine sur la mousse. Une des menaces nouvelles est la hausse des températures nocturnes causée par les ‘îlots’ de chaleur urbains. Les villes, recouvertes de matériaux qui absorbent et retiennent la chaleur comme le béton et l’asphalte, voient leurs températures augmenter par rapport aux zones environnantes. Dans ces conditions, la mousse étouffe et perd en vitalité”
Ôishi Yoshitaka, « La passion japonaise pour la mousse végétale, une importance culturelle et écologique », 2020
Peu sensible à la dégradation des sols où elle ne s’enracine pas, la mousse est très sensible aux variations atmosphériques : contrairement aux autres végétaux, « elle absorbe l’humidité et les nutriments directement à travers ses cellules en surface. La rosée et le brouillard matinal sont d’importantes sources d’énergie, mais les îlots de chaleur urbains empêchent la formation de gouttes d’eau ». En première ligne des problèmes liés au réchauffement, la mousse est donc en même temps « un indicateur fiable du changement climatique ». Ainsi que, comme le prouve l’étude récente parue dans Nature Geoscience, un vecteur de résilience des milieux, contribuant à « la séquestration du carbone », à « la décomposition des matières organiques », à « la fertilité des sols » notamment par la fixation de l’azote, au « contrôle des pathogènes », à la stabilisation des sols en cas de perturbations et, de surcroît, à la lutte contre l’érosion.
Couvrir la rudesse du monde
Il y a deux siècles, Bernardin de Saint-Pierre alertait déjà sur le drame que pourrait représenter la disparition de cette flore déconsidérée.
“La ruine totale des règnes pourrait naître de la destruction d’une mousse, comme on voit celle d’un édifice commencer par une lézarde. […] L’harmonie de ce globe se détruirait en partie, et peut-être en entier, si on en supprimait seulement le plus petit genre de plantes, car sa destruction laisserait sans verdure un certain espace de terrain, et sans nourriture l’espèce d’insecte qui y trouve sa vie : l’anéantissement de celui-ci entraînerait la perte de l’espèce d’oiseaux qui en nourrit ses petits ; ainsi de suite à l’infini”
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, VIII, 1791
Ce cri d’alarme rencontre néanmoins peu d’écho dans le monde occidental, où les mousses suscitent au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité. Peut-être est-il temps de regarder ces végétaux étranges avec un œil neuf : de prendre conscience que ces premières colonisatrices de la Terre ont contribué, et contribuent encore, au façonnement d’un monde viable pour d’autres vivants, en couvrant la rudesse, l’aspérité, le tranchant de la surface tellurique d’une pellicule molle de verte douceur. N’est pas ce que suggère l’étymologie qui établit, par le détour du latin mulsum (hydromel), un lien étrange entre la mousse (mossa) et le miel (mel) ?
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