En contemplant une pierre…

Michel Eltchaninoff ne peut détacher son regard de cette pierre blanchâtre posée sur sa table de travail. Quel âge a-t-elle ? Pourquoi est-elle si évidente, si simple ? Certains adorent le vivant. Notre rédacteur en chef est quant à lui attiré par l’inerte. Le succès phénoménal du concept de vivant, d’ailleurs, l’agace un peu…

« Dans Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020) Baptiste Morizot, philosophe et pisteur de loups, nous enjoint à “accepter notre destin commun avec le reste des vivants”. En observant et en interagissant avec les mammifères, les oiseaux, les insectes, les plantes ou les écosystèmes, nous comprenons que nous partageons avec eux la condition de vivants. Nous prenons aussi conscience du fait que nous, les humains, sommes “en minorité”, car “la moindre prairie fleurie est un caravansérail cosmopolite, multilingue, multi-espèces et bourdonnant d’activité”. Cette position de modestie, qui tranche avec notre vieille présomption prométhéenne, séduit nos contemporains, tout comme son néo-chamanisme qui appelle à “négocier” avec les autres vivants. Mais ne nous gargarisons pas.

Pourquoi ce gros caillou poli, tacheté d’orange et de gris, maladroitement sphérique, qui laisse sur mes doigts une légère couche de craie, me toucherait-il moins qu’un vivant ? Il m’émeut presque davantage, dans son immobilité silencieuse et sa mystérieuse présence. Tout le monde rêve de se reconnecter au vivant, selon la formule en vogue, de rétablir la communication avec les arbres ou les animaux, histoire aussi de se faire pardonner la domination humaine. Mais ne devrions-nous pas aussi, dans un mouvement contraire, assumer le hiatus qui existe entre nous et les choses, accepter cette séparation avec le monde, cette incommunicabilité irréductible ? Ce caillou, je l’admire non seulement dans sa pure beauté, mais aussi son indifférence, sa passivité de chose, qui ne demande rien, qui est simplement posée dans le monde. Je ne suis pas contre l’idée de me relier au vivant, à condition de ne pas prétendre combler toute la distance avec les choses – car la distance crée l’étonnement et le désir.

Pourquoi limiter notre découverte du monde aux vivants ? Il y a les pierres, la terre, les rochers, les fleuves, les océans, les objets fabriqués (et notamment les œuvres d’art). Je ne vois pas pourquoi on accorderait un privilège aux vivants. Ce qui crée la vie, ce n’est pas le Vivant qui englobe tout, c’est le mouvement de sortie de soi vers tout ce qui est. Face à ce caillou qui ne sent rien, avec lequel je ne communique pas, abîmé dans ma contemplation, je me sens terriblement vivant. »

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