Échoué sur la grève

La grève, une histoire d'eau ? Dans son édito du jour, Michel Eltchaninoff nous raconte, sans débrayer, l'histoire étonnante de ce terme à la résonance universelle.

« La grève, pour certains, c’est la galère. Pour les autres, c’est le seul moyen de ne pas couler. Logique : la grève est une histoire d’eau, de navires, de débardage et de quais. Une histoire qui débute en place de Grève.

La grève, au sens actuel (par exemple le 31 janvier 2023), a une source lointaine et pour le moins paradoxale. Le terme désigne le “gravier” et, par extension, le terrain qui borde une étendue d’eau – par exemple “la mer qui vient dormir sur la grève argentée” (Lamartine). Mais la place de Grève, à Paris, rebaptisée place de l’Hôtel-de-Ville avant de devenir une extension de Paris Plages, n’était pas franchement un lieu où l’on bronzait pour le plaisir. C’était un port où l’on embarquait et débarquait toutes sortes de marchandises, et qui employait des journaliers. Bref, c’était un lieu d’embauche, l’un des seuls endroits de Paris où l’on était presque toujours certain de gagner un peu d’argent contre beaucoup d’efforts. Être en grève signifiait donc chercher du travail, sur la place du même nom. On s’y rendait aussi pour admirer des exécutions capitales – hérétiques brûlés vifs, gentilshommes décapités, régicides écartelés, brigands soumis au supplice de la roue, avant que la guillotine n’apporte un peu de netteté à ces spectacles. Labeur et torture n’ont-ils pas toujours eu partie liée ? On aime faire du tripalium, instrument de torture romain à trois pieux, destiné à punir les esclaves rebelles, l’origine du terme de “travail”.

Faire la grève, c’est donc chercher du travail ? Parfaitement. Mais du travail qui en vaille la peine, et pas à n’importe quel prix. Au début du XIX^e siècle, “être en grève” signifiait encore traîner sur une place de Grève métaphorique en attendant le bonheur d’être embauché. Peu à peu, industrialisation et organisation ouvrière aidant, le terme a pris le sens d’une interruption volontaire du labeur pour une revendication. La soumission au bon vouloir d’autrui est devenue protestation contre l’exploitation. Le travailleur veut arrêter de subir. Alors, s’il est mal payé ou mal récompensé de son labeur, il s’abstient pour quelque temps.

Cette inversion du rapport de forces n’a rien d’évident, et il fallu des siècles pour qu’elle soit reconnue par le droit, acceptée par ceux qui dirigent ou possèdent – c’est d’ailleurs loin d’être le cas partout dans le monde. Aujourd’hui, si j’ai bien compris, la Mairie de Paris, sur la place de Grève, est fermée par décision des élus, en solidarité avec les grévistes. Mais ce qui compte, c’est surtout le choix personnel que fait le gréviste. Il renonce à son salaire. S’il ne va pas manifester ni occuper son lieu de travail, il se tourne les pouces. C’est encore pire s’il est en télétravail, car personne ne sait s’il fait grève ou traite ses dossiers à la maison. Il sait pourtant qu’en s’abstenant, il tente de redonner de la valeur à son travail. On peut discuter de l’opportunité d’une telle décision, on peut préférer travailler quand même. Il serait dommage de perdre de vue le sens de ce geste de revalorisation du travail par son interruption.

Certains diront que faire la grève, aujourd’hui, a tout de la démarche d’un croyant qui s’ignore. Comme le jeûneur, il se prive d’un bien. Comme l’ascète, il se retire de son monde familier, à moins qu’il ne participe à une procession. Reste que faire sentir, aux autres et à soi-même, l’aspect essentiel de ce qu’on met en suspens, est un geste universel, riche de sens existentiel, et très politique. Rendez-vous place de Grève ? »

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